Source : DVD classik.com
"L’amour à la mer" : Geneviève est amoureuse d’un jeune matelot, Daniel, qui revient d’Algérie. Pour sa dernière année de service, il est muté à Brest tandis qu’elle reste à Paris et l’attend. Ils s’écrivent mais petit à petit les réponses de Daniel se font plus espacées.
L'analyse du film : Guy Chiche fait les Beaux-arts à Alger. A la mort de sa mère, il hérite d’une somme d’argent qui lui permet de réaliser son premier court métrage, Soleil éteint en 1958. Il prend à cette occasion comme nom d’artiste Guy Gilles, hommage discret à sa mère Gilette qui après avoir étudié la peinture regretta toute sa vie de n’avoir pu s’épanouir dans cet art. Il entame immédiatement le tournage d’un nouveau court métrage (Au biseau des baisers, 1959) puis quitte l’Algérie pour Paris. Jeune homme débrouillard et insistant, il fait la rencontre de Pierre Braunberger qui lui permet de terminer le montage de ces deux premiers films. Braunberger lui présente François Reichenbach, qui décide de produire les courts suivants de ce jeune artiste surgit de nulle part (Paris un jour d’hiver, Chanson de gestes, Mélancholia…). Tout en réalisant ces films, Gilles arpente de nombreux plateaux de cinéma et s’essaie à tous les postes techniques : assistant réalisateur, assistant opérateur, monteur. Braunberger l’aide à trouver un producteur pour son premier long, L’Amour à la mer. Des courts, Gilles en fera une douzaine, des longs huit. Il réalise également des documentaires (Vie retrouvée en 1969) et de nombreuses émissions pour la télévision : des littéraires (Proust, l’art de et la douleur et Saint, Martyr et poète : Jean Genet) et des reportages pour les émissions Dim Dam Dom et Pour le plaisir… ce qui à l’époque n’interdit ni l’expérimentation et la poésie ! Au final, quarante années de cinéma, assez denses, mais des tournages qui s’espacent à l’orée des années 80 et une réception critique et public de plus en plus discrète. A la fin de cette décennie, tout en se sachant condamné par le sida, Guy Gilles s’épuise sur un projet de film sur Néfertiti qui reste inédit en salles. Pour de sombres histoires de coproduction, des bobines sont séquestrées par Cinecitta et Gilles doit monter le film avec ces éléments manquants. Résultat : soixante dix minutes de film au lieu des cent prévues, une seule diffusion à la télé et aucune exploitation en salle. Conclusion bien douloureuse à une vie consacrée au cinéma, conclusion qui reflète bien la position de Gilles dans le cinéma français.
De ce rapide survol filmographique, se détachent les titres. Des titres qui dessinent le portrait d’un artiste romantique. C’est peut être ce qui caractérise le plus l’œuvre d’un cinéaste qui dans les années 60 n’a pas peur de filmer un coucher de soleil ou les tourments d’un adolescent... Guy Gilles ne craint pas les clichés, ni le sentimentalisme. Ses films tournent autour de personnages d’adolescents meurtris qui lui ressemblent beaucoup. Souvent ses héros se suicident ou meurent tragiquement d’overdose, de lassitude. Guy Gilles parle de l’adolescence comme personne : sans condescendance, en se plaçant directement au niveau de ses personnages. Cette envie de s’approcher au plus près de cet âge de la vie appelle un cinéma sans recul, sans jugement supérieur, un cinéma qui prend à bras le corps le malaise, l’inadéquation, le romantisme de ses personnages. Guy Gilles est convaincu que le cinéma, c’est encore du rêve, du merveilleux. Il y croit encore, aussi il n’hésite pas à utiliser ce qui pour de nombreux autres, et notamment pendant cette période charnière de la Nouvelle Vague, relève du désuet, du ridicule. Son cinéma a quelque chose de naïf, de primitif, à l’image des questions qu’il ne cesse de poser à travers ses héros : Qu’est-ce que l’amour ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Comment peut-on vivre libre ?
L’Amour à la mer parle ainsi de la jeunesse, de la mort, d’un amour qui s’évapore. Daniel, un jeune homme né en Algérie et arrivé récemment en métropole, s’est fait marin. Il va de Brest à Paris et hésite entre son amour pour une jeune fille, Geneviève, et son amitié pour un jeune marin (interprété par Guy Gilles… étonnant dédoublement où le cinéaste se retrouve dans deux personnages, Daniel et son homonyme Guy). Un sujet romantique que Gilles ne prend pas de biais, utilisant par exemple, comme dans les films d’avant-guerre, des chansons populaires (Aznavour, Ferré) pour ponctuer le film ou en faisant lire par un personnage un poème d’Apollinaire. Daniel est le premier de ces héros romantiques qui vont parcourir le cinéma de Guy Gilles. Alors que Geneviève est persuadée de vivre la grande passion de sa vie, Daniel sent qu’il ne peut pas accepter cet amour, ce bonheur. Le film s’ouvre sur Geneviève discutant avec son amie Simone. L’image est sépia, Gilles filme des gros plans de son visage sublimé par l’amour. Lorsqu’elle évoque Deauville et sa rencontre avec Daniel, la couleur apparaît, perçant la grisaille de ce que l’on comprend dès lors être un quotidien devenu morne suite à l’éloignement de son amour. Elle se raccroche aux souvenirs des bonheurs passés en attendant qu’il revienne. On retrouve ensuite Daniel et Geneviève au lit. Mais alors que l’on aurait pu imaginer que cette belle scène réunissant les amants soit en couleur, Gilles la filme en noir et blanc. En quelques plans, sans explication verbale, Gilles nous montre le décalage qui existe entre les deux amants, deux êtres réunis mais dont les mondes intérieurs ne coexistent pas. Daniel est déjà ailleurs ; à peine posé, il rêve déjà de partir. Dans un café, questionné sur la situation politique de son pays de naissance, l’Algérie, où il vient de faire une mission, il lui répond : « Tu sais, moi… la guerre ou la paix. » Cette petite phrase éveille l’inquiétude de Geneviève qui comprend que Daniel peine à vivre dans le monde. Elle devine que, ne se sentant pas appartenir à ce qui l’entoure, il est constamment en partance. Un carton apparaît : « Les jours se suivent et se ressemblent. » Les deux amoureux déambulent dans Paris, les journées se succèdent, ils rient, ils se baladent... mais l’image est toujours en noir et blanc. Puis un autre carton : « Enfin, un matin, un train » : Daniel est muté à Brest, il peut enfin fuir, partir pour une nouvelle ville, découvrir un lieu encore vierge. Le malheur de Daniel, c’est qu’il épuise rapidement les lieux, les êtres. Il ne se sent vivre qu’un temps, lorsque qu’il découvre, lorsque c’est neuf, surprenant, lorsque la vie est comme ranimée. A Brest, il se sent enfin revivre. Images en couleur du port de commerce, de Recouvrance, de la rue de Siam... Daniel est heureux, mais on sait que ce bonheur ne durera qu’un temps. Rapidement c’est la répétition et l’ennui, le noir et blanc règne de nouveau sur le film. Il faut attendre la fin du film pour retrouver de nouveau Daniel heureux. Il vient de quitter Geneviève (« Tu m’oublieras », « Je vais partir, je ne sais pas où » : la fuite et la mémoire, deux grands thèmes de Gilles) et prend un train sans destination. Daniel se sent de nouveau raccordé au monde. Les couleurs explosent et l’accompagnement musical se prend d’un lyrisme inédit jusqu’ici. Un moment de bonheur que l’on devine cependant tout aussi éphémère que lors de son arrivée à Brest. Gilles nous fait ressentir par la seule grâce de sa mise en scène ce rythme de balancier qui mène la vie de Daniel. Dans son film suivant, Au Pan coupé, Gilles met en scène Jean, un autre de ces adolescents romantiques. Jean refuse le monde, plus radicalement encore que Daniel qui ne cesse de fuir pour se sentir exister: lui ne voit que la mort comme issue et il va sublimer cette mort. Jean, porté par l’absolu de sa jeunesse, n’essaye même pas de lutter ou de fuir, il se laisse absorber par son désir morbide. Plus apaisé, Le Clair de Terre offre une issue à son héros dans la découverte de la Tunisie, véritable renaissance, régénération d’une âme meurtrie.
Mais revenons à ce premier film, à sa genèse. Au départ, L’Amour à la mer ne doit être qu’un court métrage financé par un directeur de salle que Braunberger lui a présenté. Mais Guy Gilles, qui a alors vingt-deux ans, souhaite réaliser son premier long métrage. Il parvient à faire accepter à ce producteur de fortune (qui s’aventure dans la production pour la première fois, juste car il est fasciné par les premières œuvres du jeune cinéaste) trois courts métrages tournés au fil des saisons. Avec la petite somme qui lui est allouée pour ces courts (et l’argent d’un cachet d’acteur), il se lance dans un tournage qui durera près de trois ans. Il tourne les intérieurs parisiens chez des amis, quémande des chutes de pellicule vierge, un prêt de caméra entre deux journées de tournage... les séquences de rues sont prises à l’arrachée, visiblement sans autorisation et sans figurants. Chacun participe à tous les postes techniques afin de combler le manque d’assistants (il y en a un en tout et pour tout). Guy Gilles fait appel à son cousin d’Alger, Jean-Pierre Stora, pour composer la musique. Cet auteur de chansons populaires, qui ne s’imaginait pas un jour travailler pour le cinéma, restera son plus fidèle collaborateur. Au bout d’un moment, les choses se compliquent encore : les acteurs sont de moins en moins disponibles, les techniciens ont besoin de gagner leur vie... finalement le producteur, mis au pied du mur, réalisant que Guy Gilles a en fait réalisé un long métrage, accepte d’allonger le financement pour permettre au film d’être terminé. Un travail de longue haleine, épuisant qui, de l’aveu de Guy Gilles, a nui au film. Il déclare à la sortie du film à propos des conditions de tournage : « Tout cela ne serait rien. Tout cela serait oublié. Hélas ! De tant de heurts, de telles secousses, quelque chose ou quelqu'un, c'était fatal, devait porter la marque. Malheureusement, c'est le film. Seules, trente-cinq minutes sont un peu ce que j'aurais rêvé que fussent les quatre-vingt-dix de sa durée. »
Pourtant, ce tournage erratique ne se ressent pas à la vision du film, qui coule de façon fluide, épousant le rythme des saisons, se nourrissant de l’atmosphère des lieux. Un moment de Paris l’été, l’automne sur Brest, puis Paris de nouveau qui porte un nouveau visage, celui de la nuit. Cette fluidité, on la doit en grande partie aux acteurs qui vivent leurs rôles. Les deux acteurs principaux, Daniel Moosmann et Geneviève Thénier (que Gilles a rencontrée sur le tournage de La Luxure) sont des visages inconnus. Mais à leur côté, on aperçoit quelques stars que Guy Gilles persuade par amitié d’apparaître dans le film : Jean-Claude Brialy tourne une scène nocturne après avoir donné une représentation théâtrale, Juliette Gréco lui ouvre son appartement pour tourner en une petite heure la séquence où elle apparaît, on retrouve également Jean-Pierre Léaud, Alain Delon, Romy Schneider (coupée au montage)...
Guy Gilles est un admirable directeur d’acteurs. Il aime mettre en présence des inconnus et des stars dont il atténue délicatement une image de cinéma trop lourde. Il travaille beaucoup sur les intonations, les ponctuations, la manière de placer les mots. Il écrit les rôles en fonction de ce qu’il repère chez un acteur : sa façon de s’exprimer, un timbre de voix. Rejetant les codes de jeu habituel, il pousse ses interprètes vers la stylisation. Cette attention portée à l’acteur, cette originalité d’approche du jeu a séduit de nombreux acteurs : Orane Demazis (Au pan coupé), Roger Hanin, Marthe Villalonga et Micheline Presle (Le Clair de terre), Delphine Seyrig (Le Jardin qui bascule), Jeanne Moreau (sa grande passion), Françoise Arnoul... Guy Gilles aime les stars et les inconnus, il est aussi bien influencé par l’approche de Robert Bresson (on croise Elina Labourdette, l’actrice des Dames du Bois de Boulogne, dans Le Clair de Terre) que par la façon dont le cinéma français classique parvenait à illuminer ses acteurs. Il est dans le présent du cinéma (les acteurs emblématiques de la Nouvelle Vague se succèdent dans ses film) et dans son passé. L’apparition dans L’Amour à la mer de la chanteuse Lili Bontemps (vedette du music-hall des années 50 que le jeune Guy Gilles et son cousin Jean-Pierre Stora poursuivaient lors de ses tournées à Alger), en chanteuse d’un bar du port de Brest, réveille des souvenirs de cinéma, de stars. Lili qui rappelle physiquement la Lola de Demy et qui chante d’ailleurs la chanson éponyme. Lola qui ressemble beaucoup, par son atmosphère et ses personnages, au film de Guy Gilles. Malgré la présence et le soutien de Delon, Brialy, Léaud et Gréco, Guy Gilles ne trouve pas de distributeur en France. L’Amour à la mer est exploité en Belgique et en Suisse et reçoit en 1964 le Prix de la Critique au Festival de Locarno. Un prix obtenu à la sauvette, le directeur du CNC de l’époque ayant refusé que ce film, tourné hors du circuit traditionnel, représente la France.
L’Amour à la mer est un film magnifique, qui respire, qui vit, qui nous fait ressentir les atmosphères, les sentiments, le rythme d’une ville. Un film qui porte en germe le cinéma de Guy Gilles qui va se déployer au cours de ses deux réalisations suivantes. La première, Au pan coupé, ressemble beaucoup par son histoire à L’Amour à la mer, mais Guy Gilles va s’accrocher cette fois ci à son couple d’acteur, s’attacher à leurs visages, leur coller au corps, plonger dans leurs tourments.