Source : Vanity Fair - 10 juillet 2021
L’aventure hollywoodienne de Gabrielle Chanel en 1931 n’est pas l’échec que l’on dit, et ne reste pas sans lendemain. Aux artifices de la côte ouest, Mademoiselle préfère l’univers des réalisateurs et des actrices du Vieux Continent : Michèle Morgan dans Le Quai des Brumes de Marcel Carné, Lise Delamare dans La Marseillaise de Jean Renoir font partie des actrices habillées par Gabrielle dans quelques chefs d’œuvre de l’avant-guerre.
À plus de soixante-dix ans, Gabrielle Chanel révolutionne à nouveau la mode en rouvrant sa maison. Son tailleur en tweed, léger, souple, est devenu la tenue des références des actrices de la Nouvelle Vague, ce mouvement qui libère le cinéma des contraintes du studio pour l’inviter dans le réel. Dès 1959, elle habille Jeanne Moreau. En 1962, nouvelle rencontre. Le réalisateur et aristocrate italien Luchino Visconti est depuis longtemps un ami du premier cercle de Gabrielle : c’est lui qui lui présente une jeune comédienne allemande âgée de 24 ans. Elle s’appelle Romy Schneider. Enfance malheureuse dans l’Allemagne en guerre, mais aujourd’hui, tout le monde connaît Romy pour avoir interprété Sissi, impératrice d’Autriche, dans une trilogie cinématographique au succès tonitruant. Fraîchement mariée à Alain Delon, c’est grâce à lui qu’elle s’affranchit d’une mère omniprésente et dominatrice. Grâce encore à lui, elle découvre Visconti, qui égratigne son image de princesse poupine en la faisant monter sur scène, à Paris, dans la tragédie Dommage qu’elle soit une putain en 1961. Un an plus tard, il lui propose à nouveau autre chose qu’un rôle d’opérette trop sucrée : celui d’une épouse qui, après avoir découvert que son mari fréquente des call-girls, exige de son mari d’être à son tour payée. Dans la France des années 1960, le sujet est scandaleux : voilà qui ne doit pas manquer d’amuser Gabrielle Chanel, qui accepte d’habiller l’actrice pour Le travail, court métrage aussi amoral qu’élégant à l’affiche du légendaire film : "Boccace 70".
En tailleur Chanel, Romy se transforme. La starlette pour adolescentes devient femme. Elle explore face caméra tout ce qui en fait la richesse, le mystère et la complexité. Plus tard, elle dira : « Chanel m’a tout appris. Elle m’a appris à m’habiller, l’élégance jusqu’au bout des ongles. Grâce à elle, j’ai pu être une femme ».
Le décor du film n’est pas sans évoquer les intérieurs de Mademoiselle : canapés sable, bergère, bibliothèques … Et c’est à nouveau en Chanel que Romy Schneider tourne Le Combat dans l’île d’Alain Cavalier, sorti la même année 1962. Gabrielle avait-elle su deviner le potentiel de celle qui deviendra la plus française des comédiennes allemandes, et par la même, le symbole d’une histoire européenne enfin apaisée ? Sans doute. Et ce sera plus tard au tour de Karl Lagerfeld d’incarner le meilleur de cette double identité. La complicité est en tout cas évidente sur les clichés en noir et blanc témoignant de la rencontre : cinquante ans les séparent, mais le sourire – ainsi que les chaussures bicolores – sont les même, qu’il s’agisse de la jeune actrice comme de la créatrice septuagénaire tout sourire sous son chapeau blanc. On la sait pourtant, à l’occasion, cassante… Que se sont-elles dit ? Où ont-elles diné ? Quelles confidences ont-elles échangées, ce jour de 1962 et dans les années qui suivirent ? Je n’en sais rien. Je n’en veux rien savoir. Car ces complicités secrètes qui traversent le temps font aussi part de la magie de la rue Cambon.
Habillée par Chanel à l’écran, cliente Chanel dans la vie, Romy Schneider rend hommage à Gabrielle en revenant dans l’appartement privé de Mademoiselle pour une série photo parue dans Paris Match en 1980. Gabrielle est décédée huit ans auparavant. Il reste à Romy Schneider a quarante ans. Il lui en reste seulement trois à vivre. Comme l’avait certainement deviné Gabrielle Chanel, sa carrière a été un succès. La Piscine, de Jacques Deray, Les Choses de la Vie, Max et les Ferrailleurs, César et Rosalie de Claude Sautet, L'important c’est d’aimer d’Andrej Zulawski… chaque film est un succès. Pourtant, derrière le sourire éclatant affiché par Romy, il y a une vie privée compliquée, ponctuée de séparations, d’espoirs déçus, d’addictions, d’épisodes dépressifs. Sans doute Gabrielle avait-elle du la prévenir des difficultés de la vie. Sûrement, ses tailleurs et ses vêtements l’ont-ils protégée, aidée parfois à se sentir plus forte. Mais la mode de Chanel n’a jamais été une armure : faite hier comme aujourd’hui pour une femme et pour les femmes, elle les accompagne en connaissant leurs forces comme leurs fragilités. Le cinquième épisode de notre podcast L'allure des films est à retrouver via le lien suivant.
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