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Source : Notre Temps - 03 mars 2022
Photos : Eric Durand
Parcours d'orphelin : quatre personnalités témoignent
Comédienne, écrivain, scénariste... ils ont perdu un parent très jeune ou ont dû élever un enfant sans père. Dans le livre "Grandir avec l’absence", ils racontent l’impact personnel de cette perte. Pour "Notre Temps", ils acceptent de partager leurs réflexions intimes et d’échanger sur leurs différences, leurs fragilités, leurs forces aussi.
Notre Temps : Vous souvenez-vous du jour de la mort de votre parent ?
Sarah Biasini : Je m’en souviens très bien. J’étais dans l’appartement quand cela s’est produit. Ma nourrice m’a isolée avec elle dans une pièce mais j’ai réussi à regarder par le trou de la serrure. Je pense avoir vu le corps de ma mère entouré de pompiers. Un peu plus tard, mon père m’a annoncé que ma mère était partie rejoindre mon frère.
Anne Goscinny : Un samedi matin mon père est parti en pleine forme faire un bilan médical en me disant : "À tout à l’heure, mon petit chat !". Dans la journée, un faisceau d’indices m’a indiqué que quelque chose d’anormal se passait. Le téléphone sonnait trop souvent, ma grand-mère qui détestait aller au restaurant chinois m’y a toutefois emmené déjeuner… Alors, quand j’ai entendu le bruit d’un seul trousseau de clés déposé sur la console et vu ma mère entrer seule dans le salon, j’ai compris que mon père ne reviendrait pas.
Antoine Compagnon : J’en ai un souvenir extrêmement vif, ainsi que de la période qui a précédé. C’était attendu puisque ma mère était à l’article de la mort depuis plusieurs jours. Cela s’est passé au milieu de la nuit à Washington… J’étais présent.
Notre Temps : Le mot "orphelin" a-t-il pris immédiatement son sens ?
Antoine Compagnon : Peut-être parce que j’avais toujours pensé que l’orphelin était celui qui n’avait plus ses deux parents, je ne m’étais jamais senti ainsi jusqu’au moment de témoigner dans le livre…
Sarah Biasini : Je ne me suis jamais considérée comme orpheline.
Anne Goscinny : Pareil ! J’avais ma mère, certes elle très malade, mais elle était là. D’emblée, j’ai réfuté l’horrible terme de "demi-orpheline". Quand on est entièrement triste, comment peut-on être orpheline à moitié ?
Notre Temps : En plus du chagrin, qu’avez-vous ressenti ?
Antoine Compagnon : De la responsabilité à l’égard de mes quatre jeunes frères et sœurs dont je devais m’occuper. De la culpabilité aussi. Je savais que ma mère malade allait mourir mais pendant plus d’un an, j’ai refusé d’admettre que la personne qui m’était la plus proche allait disparaître. Nous n’en avons pas parlé ensemble et je le regrette. Plus tard, sans que ce soit vraiment de la jalousie, j’ai ressenti de l’envie quand nous nous retrouvions dans des familles "complètes". J’avais le sentiment que quelque chose me manquait.
Sarah Biasini : Sans doute de la culpabilité inconsciente car on s’en veut d’être en vie, même si on n’a rien à se reprocher.
Anne Goscinny : Comme c’est ma mère qui était malade et qui, logiquement, aurait dû mourir, j’ai éprouvé un sentiment d’injustice un peu bizarre auquel s’additionnait de la jalousie quand j’allais chez des copains qui avaient leurs parents vivants, pas malades… Et puis, être enfant de star c’est particulier, mais être enfant d’une star morte, c’est encore autre chose. Comme Astérix a continué de paraître après la mort de mon père, j’ai éprouvé à la fois un mélange de colère, liée au deuil impossible, et une incommensurable reconnaissance à Albert Uderzo d’avoir continué à faire vivre ces personnages. La mort d’un seul homme ne pouvait pas justifier la disparition de tout un village!
Notre Temps : Avez-vous eu peur de perdre votre parent restant ?
Sarah Biasini : Mon père est toujours vivant et je n’ai jamais eu cette peur.
Anne Goscinny : Cette peur ne m’a pas travaillé. Mon père est mort à 94 ans, il y a une douzaine d’années.
Antoine Compagnon : De la 6e à la terminale, dès que le proviseur entrait dans la classe, j’étais persuadée qu’il allait m’annoncer la mort de ma mère qui, entre deux chimios, faisait de fréquentes tentatives de suicide. Cette peur m’a longtemps tenaillée. À 25 ans, quand cela est arrivé et que je me suis retrouvée "orpheline totale", j’ai éprouvé une sorte de soulagement à l’idée que mes parents s’étaient enfin retrouvés.
Notre Temps : Comment réussir à combler le manque? Quels ont été vos points d’appui ?
Antoine Compagnon : Moi, j’ai eu la chance de connaître ma mère plus longtemps que Sarah et Anne. Je lui dois beaucoup. Cette admiration a été une ressource en quelque sorte.
Sarah Biasini : La personne morte laisse un vide qui ne sera jamais rempli ; j’ai heureusement été très entourée par mon père et surtout par ma grand-mère paternelle qui m’a donné énormément d’amour. J’avais une présence féminine forte et rassurante. Ce qui m’a très certainement sauvée. Mon entourage m’a toujours parlé de ma mère et de mon frère, et évoqué de nombreux souvenirs vivaces et heureux. Je ne suis jamais restée sans réponse.
Élisabeth Bost : En tant que parent restant, je me suis demandé comment combler la part manquante. Au travers des entretiens avec certains témoins, dont Sarah, je me suis rendu compte que pour un enfant porté par l’amour inconditionnel d’un grand-parent ou d’un membre de la famille, en plus de celui du parent restant, tout est possible !
Anne Goscinny : D’une certaine manière, ma mère considérant que c’était dans l’ordre naturel des choses de perdre son père, même à 9 ans, mais pas de perdre son mari à 35 ans, m’a refusé le droit au chagrin ! Le sien devait l’emporter sur le mien. Je n’avais pas le droit de pleurer. Heureusement, ma grand-mère maternelle a été une grande ressource d’affection ! Et puis, très tôt, j’ai mis en place l’exquis phénomène du transfert. Médecin, professeur de philo ou de français, je me suis attachée à des hommes qui représentaient mon père. Cela a été ma planche de salut. La venue de mes enfants a modifié la donne aussi.
Notre Temps : Par rapport à vos parents disparus ?
Anne Goscinny : La naissance de Simon a été une révolution. Je n’avais plus de parents, de grands-parents, ni personne car mes deux parents étaient enfants uniques. Désormais, je n’étais plus seule et quelqu’un avait viscéralement besoin de moi ! Donner naissance à une fille a été plus compliqué. Pour Salomé, ma mère m’a beaucoup plus manqué que pour l’arrivée de mon fils.
Sarah Biasini : Devenir moi-même parent a activé des angoisses de mort, la mienne, celle de ma fille… Je revis mon enfance et pourrais confondre mes besoins avec ceux d’Anna.
Notre Temps : Que ressent-on lorsqu’on atteint l’âge de son parent au moment de sa disparition ?
Sarah Biasini : Je suis en plein dedans puisque j’ai exactement le même âge que ma mère à sa mort et je me dis que c’est vraiment jeune pour mourir. Je ne crains pas que ça m’arrive, même si j’ai peur de disparaître parce que j’ai moi-même un enfant.
Anne Goscinny : Mes parents étant morts tous deux à 51 ans, à dix-sept ans d’intervalle, je dois dire que le cap de mes 51 ans a été compliqué. J’étais persuadée que je n’y survivrais pas. D’ailleurs, moins d’un mois après avoir fêté ce que je pensais être mon dernier anniversaire, je suis tombée dans le coma, rattrapée par mon ancienne maladie des reins. Après avoir passé plusieurs jours entre la vie et la mort, j’ai survécu et j’ai décidé de commencer à vivre pleinement.
Notre Temps : La perte d’un parent dans l’enfance influence-t-elle la personnalité ? Est-on mieux armé, plus mature ?
Élisabeth Bost : C’est paradoxal. D’un côté, cela renforce la maturité parce qu’ayant été confronté très jeune à la mort, mon fils a pris conscience de certaines choses inconcevables pour la plupart des enfants de cet âge. Mais de l’autre, j’ai aussi le sentiment que cela avait créé chez lui une fragilité. Quand il rentrait de chez ses copains qui avaient une famille, il était souvent en colère.
Antoine Compagnon : Je ne pense pas que ce soit une force et que cela permette de mieux supporter les épreuves. Si je n’avais pas connu cette perte, je serais certainement devenu quelqu’un d’autre. Ma mère est quelqu’un que j’admirais et qui m’a transmis beaucoup de choses. Si elle avait vécu, j’aurais encore plus profité d’elle et reçu encore plus de force.
Sarah Biasini : Il y a toujours une partie de nous qui devient adulte et l’autre qui reste bloquée à cet âge d’enfant. Vivre un tel drame m’a renforcée et appris à ne pas m’écrouler au moindre problème. Cela forge le caractère. J’ai un certain détachement face à la mort qui me vient de cette expérience, et beaucoup d’humour aussi parce qu’il faut relativiser. Depuis l’enfance, je sais ce qu’est le chagrin de la perte. Cela me donne quelque chose en plus par rapport à quelqu’un qui n’a pas connu cela. Je le prends comme une force, plutôt que de le traîner comme un boulet.
Anne Goscinny : Rien n’aurait été pareil. Connaître la maladie dès 8 ans et la mort à 9 ans vous rend inexorablement différent pour toute la vie. Cela m’a appris à relativiser et à me créer une carapace qui fait que souvent les gens pensent que je suis dure et froide alors qu’intérieurement je fonds de tristesse.
Notre Temps : Si la douleur s’atténue avec le temps, est-il possible de faire le deuil de son parent ?
Élisabeth Bost : C’est impossible de faire le deuil d’un parent qui est mort quand on était petit. En tant que parent restant, j’essaie de faire exister cette filiation afin que mon fils puisse vivre avec cette "présence-absence". Comme c’est compliqué pour lui - il a peu de souvenirs - de se construire une identité alors je raccroche son père à la vie et l’associe au quotidien. Je rappelle ce qu’il aimait ou ce qu’ils ont en commun.
Sarah Biasini : Faire le deuil voudrait dire arrêter d’avoir de la peine, et d’y penser! Aujourd’hui, tout en disant que la peine s’atténue avec le temps, nous sommes encore submergés par nos émotions. Ce qui me manque le plus, c’est un rapport adulte avec ma mère, de femme à femme. Je me demande sur quels sujets nous nous serions disputées puis réconciliées. Une question qui restera éternellement sans réponse.
Antoine Compagnon : Je me pose toujours la question de ce qu’aurait été la relation avec ma mère. Je pense à elle quasiment tous les jours. La question de l’absence du dialogue, du rapport avec le parent disparu ne fi nit jamais ! Ma mère aurait eu 100ans cette année, donc elle ne vivrait certainement plus. Mais pour moi, ma mère a toujours 43 ans et une partie de moi, 14 ans. Ce n’est plus exactement du chagrin mais cela demeure lié à une émotion qui reste la même.
Anne Goscinny : Il faut accepter de faire le deuil du deuil. Mon père aurait eu 95 ans mais, pour moi, il a éternellement 51 ans et moi 9 ans ! C’est ainsi.
France Lebreton et Frédérique Odasso
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