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DANS LES ARCHIVES DE TÉLÉRAMA – Le réalisateur culte des années 70 aurait eu cent ans aujourd’hui. Vingt ans après sa mort, notre journaliste saluait ce virtuose de la confusion de vivre, des cafés enfumés et du temps qui passe.
Voilà tout juste vingt ans mourait Claude Sautet. On ne se souvient pas s’il a plu ce 22 juillet 2000, mais on se plaît à imaginer qu’une minute de silence se fit, instinctivement, dans les bistrots, les brasseries, ces lieux qu’il aimait tant filmer. Ou que tout le monde alluma une cigarette, en mémoire de cet adepte de gitanes brunes sans filtre que ses personnages fumaient, à son image, comme des pompiers.
Les nouvelles générations ne cessent de clamer leur admiration pour son cinéma : elles trouvent des préoccupations éternelles chez ce grand bâtisseur de fictions dont le seul « défaut », pour certains cinéphiles, était d’avoir plongé dans l’âme humaine sans chercher à épouser le style de la Nouvelle Vague. Enfin balayé, le cliché du cinéaste sociologique des années Pompidou puis Giscard, et des petits-bourgeois qui se posent des questions ! D’ailleurs, le film dont il était le plus fier, et qu’il revendiquait comme le plus personnel, reste "Max et les Ferrailleurs" (1971), polar ultrastylisé où une prostituée solaire (Romy Schneider) bouscule les certitudes d’un policier glacial (Michel Piccoli). Le vrai cœur de son cinéma est aujourd’hui lumineux pour tous : l’angoisse et la confusion de vivre. "Les choses n’arrivent jamais comme on croit. C’est le sujet de tous mes films", assurait-il.
Comment Claude Sautet, né le 23 février 1924 à Montrouge, dans la proche banlieue parisienne, et qui rêvait, enfant, d’être clown ou évêque, devint-il le grand météorologue des sentiments ? Grâce à sa grand-mère maternelle, qui, lorsqu’il est enfant, trouve tous les prétextes pour l’emmener voir des films d’amour. Puis grâce à tous ces films noirs et ces westerns qu’il découvre, à l’adolescence, comme ceux de Howard Hawks dont il aime la mise en scène «invisible".
Monteur sous l’Occupation
Après un passage par les Arts décoratifs, il fait donc l’Idhec (la Fémis actuelle). Intrigué par la manière dont un film est construit, il cherche, ensuite, à devenir monteur. Pensant aider le destin, il inscrit "monteur" sur sa carte de travail, nécessaire en ces temps d’Occupation. Huit jours plus tard, il est convoqué à la Kommandantur, où il est considéré comme… monteur-ajusteur. Pour éviter le service du travail obligatoire (STO) en Allemagne, il part dans le Jura travailler dans un centre d’enfants de délinquants.
Dans les années 1950, assistant de nombreux réalisateurs, dont Jacques Becker, il commence à collaborer à l’écriture de films — inaboutis. Jusqu’à la fin de sa carrière, il restera un sauveur de scénarios : un "ressemeleur", comme disait François Truffaut. C’est le cas, en 1959, pour "Le fauve est lâché", de Maurice Labro, grâce à qui il rencontre Lino Ventura. Quelque temps plus tard, l’acteur lui met entre les mains le roman de José Giovanni, "Classe tous risques" : "Tu veux réaliser un film ? Lis ça cette nuit et donne-moi ta réponse demain avant 10 heures". Dans ce premier long métrage, déjà, Sautet filme la solidarité masculine, mais entre truands.
Pendant les trois ans qui suivent, il travaille sur des adaptations, sans succès, collabore même quatre mois avec l’écrivain Dino Buzzati sur l’adaptation du Désert des Tartares. En vain. Sautet pense alors arrêter le cinéma pour devenir peintre d’appartements. "Au moins, se dit-il, il aura le temps de bouquiner pendant que la première couche sèche…"
Des hommes qui doutent et qui fuient
La mise en scène, pourtant, le démange, et le bon bouquin arrive : "Ont-ils des jambes ?" Une singulière série noire de Charles Williams, avec un capitaine de bateau qui sera incarné, à nouveau, par Lino Ventura. Souvent, la vie ressemble à un (futur) film de Sautet. En 1965, au moment où sort "L’arme à gauche", son père, qu’il avait peu connu, et qui avait ouvert un bistrot en face du cimetière du Montparnasse à Paris, est hospitalisé. Fier que son fils fasse du cinéma, il lui balance quand même, mourant : "L’arme à gauche", tu aurais pu trouver un autre titre…"
Mais c’est avec Pierre (Michel Piccoli), le quadragénaire des "Choses de la vie" (1970), que le cinéaste entame sa longue liste d’hommes qui doutent et fuient face à la difficulté de vivre. L’accident de voiture au début, filmé en divers ralentis (scène célèbre, composée de soixante-six plans), donne sa puissance tragique à un banal dilemme amoureux. La voiture : habitacle omniprésent dans le cinéma de Sautet, avec, derrière les vitres souvent mouillées de pluie, des hommes qui restent silencieux devant la franchise des femmes. Ou au volant desquelles ils fanfaronnent, comme le César (Yves Montand) de "César et Rosalie" (1972), patron d’une casse de métaux, qui ne supporte pas qu’on le dépasse et accélère jusqu’à une sortie de route en plein champ. Une première version du scénario existait depuis 1963, avec Vittorio Gassman et Annie Girardot dans les rôles principaux. Gassman avait refusé le rôle de César (pas question de jouer un cocu !), qui, à l’origine, finançait des courses de moto. En 1972, Sautet reprend tout de zéro avec Jean-Loup Dabadie, son complice en écriture depuis "Les choses de la vie".
Il pense à Catherine Deneuve pour incarner Rosalie, mais l’actrice tarde à répondre, tandis que Romy Schneider le harcèle : "Rosalie, c’est moi !" Yves Montand n’est pas très chaud, lui non plus, à l’idée d’incarner un homme trompé. Simone Signoret, qui aime beaucoup Romy, finit par convaincre son compagnon, dont Sautet veut exploiter le côté "enfantin et un peu menteur". Le tournage est tendu : Montand écrase de sa superbe Samy Frey, tétanisé, qui se demande comment faire exister son personnage de David. Romy, agacée par Montand, ne cesse de répéter : "Il me fait chier, celui-là !" Puis les rapports finissent par s’inverser, et Yves, véritable petit garçon, demande sans arrêt : "Mais c’est bien pour moi que Rosalie revient à la fin ?" Sautet, lui, comme à son habitude, bouillonne et éructe, en quête de vérité de la part de ses interprètes : "Pas assez vivant ! Recommence ! Pas de pudeur !"
Des voies sans issue
Au volant, les hommes, aussi, s’embourbent. Au sens propre. Dans "Mado" (1976) — sa "petite fresque sombre" —, Piccoli incarne Simon, un promoteur aux prises avec des margoulins, qui échoue à garder "Mado", fille du peuple indépendante, et seule figure vitale du film. Quittant l’autoroute, après une parenthèse arrosée, Simon, son père, son cousin, l’avocat, l’architecte et le comptable s’enlisent dans la gadoue d’une voie sans issue… Une séquence qui résume bien le cinéma de Sautet, éternelle étude de l’empêchement face à la crise sociale et intime. D’où l’importance des bistrots et des brasseries, derniers havres de partage, où l’amitié s’épanche et se consolide sur le zinc. Les cafés sont aussi, pour lui, l’occasion de véritables ballets, de clients comme de serveurs ("Garçon" !, 1983). Aux Arts-Déco, grâce à un copain, Sautet avait découvert Debussy, Ravel, Stravinsky, et le jazz. Souvent, ce grand mélomane disait qu’il préférait la musique — "un art de la durée, non explicite" — au cinéma, et que le sujet de ses films l’intéressait moins que la manière dont ils se déroulent et dont les sentiments s’y enchaînent.
L’amitié, refuge des quinquas fatigués
Quand ce n’est pas autour d’un café ou d’une Suze, l’amitié circule dans des maisons de bord de mer ou à la campagne, comme dans "Vincent, François, Paul et les autres" (1974), qui raconte à merveille une époque finissante. Envolées, les Trente Glorieuses ! La première grande crise d’après-guerre se profile, et les quinquas sont fatigués. Ils sont restés des gosses, et les femmes, elles, se lassent de ces hommes immatures. À travers le personnage de Jean (Gérard Depardieu), Sautet raconte aussi la nouvelle génération, en passe de se confronter à d’autres épreuves. Sur le tournage, le réalisateur s’emploie à apaiser la guéguerre d’ego entre les "trois Italiens" — Montand, Piccoli et Reggiani. Mais éclate de rire quand, dans la célèbre scène du gigot, Piccoli le surprend en imitant une de ses colères homériques.
Romy Schneider et Claude Sautet : l’état de grâce
Après ce titre plein de prénoms masculins, et surtout "Mado", où les hommes ne trouvent plus d’issue, place, une bonne fois, aux femmes, si fortes et décidées, et à "Une histoire simple" (1978), le long métrage que Sautet avait promis à Romy pour ses 40 ans. Ce grand film est l’un des premiers à faire de l’avortement un ressort dramatique, alors que la loi Veil n’est en place que depuis trois ans. Et il y privilégie, pour une fois, le quotidien de l’amitié féminine.
Et la solitude qu’on perçoit si souvent dans son œuvre ? L’incapacité à aimer sans détruire ? Chez Sautet, l’homme est perdu d’avance quand rien ne le rattache aux autres. Avec "Un mauvais fils" (1980), il se concentre sur le rapport père-fils. Ils étaient rares, les metteurs en scène capables de calmer les tourments de Patrick Dewaere. Fier d’avoir été préféré à Depardieu (un temps envisagé), et très impressionné par Sautet, l’acteur arrive tous les jours sur le tournage à 6 h 30, en forme et le doigt sur la couture du pantalon pour ne pas le décevoir, alors que, comme son personnage, il se débat avec de gros problèmes de drogue.
Jacques Fieschi remplace Jean-Loup Dabadie
À la suite de ce film, le cinéaste change de scénariste — Jacques Fieschi remplace Jean-Loup Dabadie —, et de doubles à l’écran. Après Piccoli et Montand, Daniel Auteuil incarnera, par deux fois, une masculinité solitaire, fermée aux sentiments. Il a, d’abord, le cœur en hibernation dans "Quelques jours avec moi" (1988), drame tragicomique (et antibourgeois) sur un riche héritier dépressif. Puis sera carrément frigide affectivement dans Un cœur en hiver (1991), le chef-d’œuvre de Sautet. Stéphane, si désenchanté, y séduit la violoniste Camille (Emmanuelle Béart), finissant — dans une voiture ! — par assommer la jeune femme d’un "Je ne vous aime pas" coupant comme la glace.
En 1995, il pleut toujours dans "Nelly et M.Arnaud", dernier film de ce virtuose du temps qui passe, du trop tôt et du trop tard, des hommes poules mouillées, et des femmes qui courent sans parapluie. Michel Serrault devient son double, mimétique, face à Emmanuelle Béart, encore. Un vieil homme raconte sa vie à une jeune femme qui a la sienne devant elle, tout en vidant sa bibliothèque. Il se "délivre", comme disait le cinéaste. Scène inoubliable : monsieur Arnaud regarde dormir Nelly. Elle se réveille, lui sourit, se rendort. Ce sourire confiant pourrait être celui que toutes les femmes aimeraient adresser à Claude Sautet.
Par Guillemette Odicino
Publié le 23 février 2024
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