Source : La Terrasse - 20 janvier 2020
Avec des comédiens de grand talent, Frédérique Lazarini met en scène cette œuvre de jeunesse de Shakespeare, et éclaire brillamment ses enjeux en renouvelant le regard sur l’insoumission de "La mégère".
Dans Padoue la superbe, Catarina la rebelle tempête contre son entourage. Sa langue grondeuse rebute tous ceux qui la côtoient. Comment pourrait-elle trouver un époux ? Son père affirme qu’il n’accordera à personne la main de la cadette, la douce et courtisée Bianca, avant que Catarina la méchante ne soit mariée. La tigresse rencontrera bientôt son dompteur, Petruchio, motivé par… la dot. La célèbre intrigue, immortalisée à l’écran en 1967 par le duel titanesque entre Elisabeth Taylor et Richard Burton, plutôt rarement portée à la scène, traverse évidemment la question des relations de domination entre les sexes, et c’est cet aspect qui le plus souvent préoccupe les mises en scène contemporaines.
Evitant le piège d’une actualisation ostentatoire comme celui d’une comédie caricaturale, Frédérique Lazarini et les siens éclairent avec finesse, humour et habileté la fable et ses enjeux. Resserrée et épurée, l’adaptation orchestre à merveille le déploiement et les tumultes du sentiment amoureux, la guerre des sexes et la violence du mâle, mais aussi la question du rôle et ses ambiguïtés : celui qu’on joue sur scène, celui qu’on joue dans la vie. L’un reflétant l’autre, avec comme témoin actif le public. Le spectacle reprend un procédé cher au grand Will, une mise en abyme alerte qui mêle les époques, jusqu’à l’atmosphère des merveilleuses comédies italiennes des années 50-60, si pleines de tendresse, de férocité, de drôlerie, mettant en lumière les fanfarons et souvent les petites gens.
Mariage à l’italienne
Nous sommes sur la place d’un village accueillant un cinéma ambulant. Les gradins du théâtre prolongent les bancs installés sur le plateau, tandis qu’entre la scène et l’écran s’articule une relation finement équilibrée, depuis des intermèdes savoureux jusqu’au dialogue ému entre personnages – l’un filmé et l’autre joué. Inscrits dans cet ancrage italien joyeux et exubérant, les comédiens interprètent avec assurance et précision la partition. Sarah Biasini est une superbe, sensible et touchante Catarina, Cédric Colas est un Petruchio impérieux, énergique et méchant à souhait, Guillaume Veyre interprète excellemment le valet Tranio, en cousin jumeau du mythique Totò, Maxime Lombard est un père truculent, et Pierre Enaudi un amoureux provisoirement transi. Quant à Bianca, Charlotte Durand-Raucher lui donne vie dans de piquantes scènes filmées. En ceignant le plateau de linge blanc, la scénographie de François Cabanat fait écho à l’enfermement et l’infinie routine que constitue l’espace domestique pour les femmes. Alors qu’on se plaît souvent à accorder des intentions vertueuses et en phase avec notre modernité au génie de Shakespeare – génie certes incomparable ! -, force est de constater que la chute de la pièce consacre la défaite de la mégère.
Victoire par KO de la soumission, et adieu à l’émancipation. Mais ici peut-être que cette soumission n’est qu’apparence… Pour finir, s’invite par la voix de Catarina une autre parole particulièrement forte et belle : celle de Virginia Woolf dans Une Chambre à soi, évoquant la « sœur merveilleuse de Shakespeare ». On se souvient de la remarquable mise en scène de ce texte par Anne-Marie Lazarini, avec Edith Scob. Si actuel, si important, cet appel à prendre « l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce que nous pensons » résonne magnifiquement.
Agnès Santi
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