Source : Bale en Français - 20 novembre 2014
Drôle de Shakespeare
"La Tempête" : tragi-comédie fantastique romanesque en 5 actes
"La Tempête", à part les déclamations lyriques des personnages, où se loge le tragique de la pièce ? Dans le titre peut-être, mais ce sera tout, à notre grande joie. D’ailleurs, tout se termine bien : mariage et réconciliation, un peu comme dans un bon film americain et puis il y a les méchants et les gentils, comme ça on est tous contents : cher Dominique Pinon, on a adoré vous détester, vous, Caliban (fils de sorcière), le crabe (araignée qu’on imagine volontiers gluant genre progéniture d’Allien qui aurait oublié de grandir), plus souvent à terre que debout et prêt à toutes les compromissions pour vous libérer du joug du bon Prospero, roi déchu mais nouveau colonisateur. Oui? nous sommes sur une île et Prospero y héberge ses esclaves, Caliban l’homme poisson et Ariel, son génie des airs déguisé en chanteur pailleté années 80.
"La Tempête" démarre sur un spectaculaire naufrage dont les victimes, Capitaine de bord (en premier comme il se doit, assis au premier rang en marinière JP Gaultier) surgissent, non pas de la scène mais de la salle dans une joyeuse cacophonie scandée de "On va tous mourir, au secours ?" par un trio comique enfraisé et gesticulant apportant peu de crédit à la tragédie mais beaucoup à la comédie, bien que la situation soit assez proche de celle des infortunés passagers du Radeau de la Méduse ; et rien n’y fait pour inverser la tendance, pas même l’insistance de Gonzalo, le fidèle conseiller de Prospero, se désolant à grands cris de subir une mort si humide tout en suggérant la pendaison pour l’incapable Capitaine de vaisseau. Dans un premier temps, pas facile de comprendre de quoi il retourne mais Christophe Lidon, ingénieux metteur en scène de cette "Tempête" rédemptoire, disposant de davantage d’artifices que Shakespeare en 1612, nous éclaire sur le positionnement des protagonistes grâce à un plateau tournant figurant l’île où sont enfermés Prospero, sa fille et Caliban l’affreux, une video projetant le naufrage des traitres (le roi de Naples, son fils Ferdinand ainsi que le frère parjure de Prospero, Antonio), sans compter les effets de lumière superbes de Marie‑Hélène Pinon qui rendent crédible l’aspect dramatique de la scène.
Ou est la force , ou est la puissance ?
Gardons-nous des préjugés car les puissants changent parfois de camps : dans "La Tempête", ce sont évidemment les éléments naturels qui dominent largement la situation. Chez les humains , la puissance change de main passant du clan du frère félon à celui de Prospero et de sa fille Miranda par la grâce de la magie . Prospero martyrisé mais Prospero libéré ! La magie, c’est lui, la tempête, c’est lui ! Le roi de Naples, son fils Ferdinand ainsi que le frère parjure Antonio , sont les victimes méritées du roi légitime , la morale est sauve. Les vilains, dont Caliban le gnome démoniaque, la brute infernale, sont traîtés comme il se doit – les gentilshommes à fraises sont engloutis par des pieuvres monstrueuses qui ne sont pas sans rappeler les calmars geants de "Vingt Milles Lieues Sous les Mers" et, comme pour insister sur la tendance peu vertueuse des hommes de céder à la tentation, les sirènes d’Ulysse prennent ici la forme d’un immense banquet que n’aurait pas renié Marco Ferreri et sa Grande Bouffe : la chair est faible ! Les gentils amoureux, (un peu niaiseux quand même) Miranda et Ferdinand, sont adoubés par les deux chefs de camps autrefois ennemis, les rois et les frères sont réconciliés tout est bien qui finit bien, Shakespeare peut quitter la scène en toute sérenité.
Une chute qui fait la part belle au côté ensoleillé de l’humanité – des sentiments nobles comme l’amour, la faculté de pardonner, la volonté de réconciliation, le désir d’apprendre… - après en avoir illustré la noirceur -avidité, cupidité, jalousie, rancœur, manipulation, vile flatterie… La dernière pièce de Shakespeare est pédagogique , elle nous aide à nous faire une idée de ce qu’est ou devrait être l’humanité, nous, en somme ; grâce à la mise en scène de Christophe Lidon , cette tragi-comédie nous est présentée comme une fantaisie à la gaieté bouffonne sans oublier toutefois quelques messages dont nous retiendrons celui-ci à propos de Prospero nous rappelant qu’un esprit éduqué est le meilleur moyen de lutter contre l’obscurantisme et tous les côtés sombres de l’âme humaine : «Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise les éléments naturels et les esprits».
On ignore où Shakspeare a puisé le sujet de "La tempête" ; il paraît cependant assez certain qu’il l’a emprunté à quelque nouvelle italienne que jusqu’à présent on n’a pu parvenir à retrouver.