Source : CinéObs.com - 08 août2012
Alors que ressort « L’important c’est d’aimer », le cinéaste replonge dans les souvenirs d’un tournage agité.
«Maudit film ! Maudit tournage ! Maudit rôle ! Maudit Zulawski !», disait Romy Schneider de «L’important c’est d’aimer» (1975), descente aux enfers de Nadine Chevalier, actrice ratée, de son mari dépressif Jacques (Dutronc) et d’un reporter photographe nommé Servais (Fabio Testi). Depuis la Pologne où il vit désormais, Zulawski se remémore avec mauvaise humeur (un malentendu sur l’heure de l’interview l’a profondément agacé) le tournage de cette œuvre au noir qui déroulait ses convulsions autour des thèmes de la pornographie et de l’humiliation.
Comment avez-vous été amené à réaliser «L’important c’est d’aimer» ?
Andrzej Zulawski – Pourquoi toujours remonter au XIXe siècle ? [Soupirs] J’étais un metteur en scène polonais viré de son pays par des «cocos» qui détestaient mon travail. Je tenais le rôle de script doctor auprès de metteurs en scène comme Philippe de Broca ou Louis Malle. Il y avait eu cinq ou six scripts élaborés d’après «la Nuit américaine», de Christopher Frank, sans qu’aucun n’aboutisse. J’ai cru entrevoir ce qu’on pouvait tirer de trois ou quatre pages du roman… Mais je n’aurais jamais fait ce film sans Romy. A l’époque, au cinéma où elle se rendait incognito, le soir, elle avait vu «la Troisième Partie de la nuit» (1971). Et elle avait glissé à son agent : «Voilà un mec avec lequel je voudrais travailler.» Elle ignorait alors que le «mec habitait une chambre de bonne à 150 mètres de son appartement.
A-t-elle hésité devant le personnage de Nadine ?
Qu’est-ce que c’est que cette question ? Un acteur peut-il avoir peur d’un beau rôle ? Non, évidemment, il saute sur l’occasion.
De quelle façon avez-vous dirigé l’actrice ?
Dirigé ? Une actrice ? Deux contrevérités dans la même phrase. On ne dirige pas un comédien : on entre en rapport avec un être humain. A 30 ans, Romy avait incarné Sissi et les petites bourgeoises dans les films, pas si mal d’ailleurs, de Claude Sautet. Elle se trouvait face à un choix : disparaître ou amorcer un tournant. Chez elle, l’instinct primait. Elle savait pertinemment qu’elle jouerait son expérience de vie et apparaîtrait sans maquillage. Peu lui importait, du moment qu’on la photographiait de manière sincère. Je lui avais dit : «De toute façon, si c’est loupé, c’est sur moi que les coups pleuvront. Toi, tu seras la victime de ce connard de polonais.»
Qui a eu l’idée d’engager Fabio Testi ?
En ce temps-là, les coproductions ressemblaient à un goulasch pseudo-européen et les Italiens m’avaient conseillé de l’engager, lui. Je vous passe son arrivée en grand beau : abominable. Dès le premier regard, Romy a haï son côté Tarzan. Dans la scène de la morgue où repose le corps de Dutronc, elle gifle Testi. Elle n’a pas fait semblant, elle lui a vraiment cassé la figure. Tout son rapport aux faux-fuyants du cinéma s’exprimait. Fabio Testi n’a jamais rien pigé au scénario. Seul détail un peu touchant : alors qu’il assurait le doublage en italien du film, il m’a appelé à 2 heures du matin pour me confier : «Ça y est, j’ai compris.»
Pourquoi son personnage arbore-t-il cette veste kaki ?
En Pologne, nous portions tous ce type de vestes américaines afin de protester contre le communisme. Zbigniew Cybulski, l’acteur de «Cendres et diamant» (Andrzej Wajda, 1958), en avait une aussi. Testi l’a adoptée : «Pourquoi donc, lui ai-je demandé, tu n’es pas polonais ?» Il a eu cette réponse plutôt charmante pour un imbécile : «Non, mais, moi aussi, je suis contre.»
Et Jacques Dutronc ?
Il avait tourné un ou deux films sans étinceler. J’ai pris Jacques au pied de la lettre avec son ironie – je ne dirais pas vichyste – mais anarchiste de droite et je l’ai observé. Il devait tout de même parvenir à séduire Romy qui avait voix au chapitre sur le casting. En ce qui concerne Klaus Kinski, la bataille a été plus rude. Kinski avait bousillé sa carrière en tournant des westerns spaghettis. Mais je me souvenais qu’il avait été le premier à jouer «Hamlet» en 1945 dans les ruines de Berlin. Pour un homme comme moi, ce sont des choses qui comptent… Bref, en 1975, il vivotait sans un rond dans un petit hôtel du Quartier latin. Je me mouille pour l’engager. Ça ne l’a pas empêché de me traiter de petit cinéaste obscur dans ses Mémoires…
Vouliez-vous dépeindre le mal absolu ?
Quelle idée saugrenue ! Je ne veux jamais faire le portrait de quoi que ce soit. Il arrive néanmoins qu’un réalisateur, comme un romancier, touche du doigt quelque chose de crucial dans un moment de civilisation. Jusqu’aux deux tiers du tournage, j’ai eu l’impression d’exécuter un travail que je savais pouvoir mener à bien. Et puis, en regardant Romy, Jacques et Kinski, je me suis mis à penser que ce film était peut-être plus important que je ne le pensais. Le mal dont vous parlez, c’était l’argent ou, plus exactement, la misère. Pourquoi tourne-t-on des films pornos au lieu de monter «Phèdre» ?
Vous a-t-on forcé à couper des scènes ?
Si vous me posez la question, c’est… que vous connaissez la réponse. J’ai dû amputer le film d’une séquence essentielle parce qu’une dame mûre aux cheveux bleus s’était évanouie dans la salle. Romy, sublime, allait y voir les parents de Dutronc après le suicide de leur fils qui, la considérant comme responsable de sa mort, lui jetaient la pierre au sens propre du terme. Le sang coulait. J’ai toujours gardé l’espoir de réintégrer un jour cette scène dans le corps d’un film qui était, de toute façon, beaucoup plus ample et foisonnant. On y voyait Nadine/Romy tourner un polar de sixième zone, dans un garage. Je tiens Romy pour une véritable enfant de la balle. Son seul plaisir était d’y «aller». Elle n’hésitait pas à se blesser. Sa mère, Magda Schneider, qui entretenait des liens douteux avec Goebbels, l’avait abîmée. Elle était la personne la plus malheureuse que je connaisse. Quand je demandais des jours de tournage supplémentaires à mes producteurs parce que mon actrice avait bu, ils acquiesçaient. Bien sûr, ils me menaient en bateau.
Quel fut l’accueil à la sortie ?
Le directeur du Colisée se frottait les mains en disant : «Mon cher, je suis aux anges, c’est la première fois que les spectateurs se battent dans la salle depuis 1939» – date de «la Règle du jeu», de Renoir, faut-il le préciser ? Les deux tiers de la critique bourgeoise vomissaient le film. Des articles dans «Le Monde», «Libération» et «Télérama» ont renversé la vapeur. «Zulawski change l’horizon du cinéma français», écrivaient-ils. L’horizon du cinéma français, je m’en fichais, l’horizon du cinéma, ça… Je suis né la même année que John Lennon et, comme lui, j’ai cherché à appréhender, plutôt que le laid et le hideux, ce qui est très facile, le beau et le vrai. Il y a quelques semaines, mes longs-métrages ont fait l’objet d’une rétrospective à New York, Los Angeles et San Francisco. Et, bien qu’ils soient tournés en France, en Pologne ou en Mongolie extérieure, j’ai la curieuse impression… qu’ils ne veulent pas mourir.
Par Sophie Grassin
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