Source : Les quotidiennes.com - 06 novembre 2009
En 1964, Henri-Georges Clouzot tourne L'Enfer qui devait révolutionner l’histoire du cinéma. Hélas, le tournage s’arrête net après trois semaines. Les bobines du film ont été retrouvées et remontées en documentaire qui raconte ce tournage épique.
Une des scènes du film inachevé de Clouzot
Il suffitt de voir la bande annonce pour comprendre que s'il l'avait terminé, "L'Enfer" aurait révolutionné l'histoire du cinéma, autant par son érotisme que par ses effets spéciaux. Warholien avant Warhol, lynchien avant Lynch mais surtout du Clouzot paroxystique.
En 1964, Henri-Georges Clouzot a déjà signé quelques uns des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma français : «Le Corbeau», «L’assassin habite au 21», «Quai des Orfèvres » et «Le Salaire de la peur».
La jalousie pathologique
Il vient de sortir d’une violente dépression après sa rupture avec Vera, une des héroïnes des «Diaboliques», et veut aller plus loin, pousser le cinéma à ses dernières limites, mettre en images l’anxiété, le malaise et la douleur qui l’empêchent de dormir. Clouzot a trouvé le sentiment qui cristallise tous ses tourments: la jalousie.
Au vu des premiers rushs qu’ils jugent «hypnotiques, incandescents, époustouflants», les producteurs de la Columbia vont prendre la décision rarissime d’allouer à Clouzot un budget illimité. La vie quotidienne sera tournée en noir et blanc, les fantasmes du mari s’inscriront en couleur.
Mieux, chaque fois qu’il imaginera que sa femme le trompe, avec un homme ou une femme, on verra sa douleur en caméra subjective, image déformée et psychédélique. Romy Schneider, 25 ans, sera l’héroïne, l’icône, de cette descente en enfer.
Prête à tout
La star rentre des Etats-Unis où elle vient de tourner sous la direction d’Otto Preminger. Pour Georges, elle est prête à tout. L'ex-Sissi est convaincue de tenir son Hitchcock. Serge Reggiani, 42 ans, lui donne la réplique.
Mais le tournage se révèle vite être un enfer. Il y a d’abord les essais qui vont durer plusieurs semaines et laissent tout le monde exsangue, Clouzot, perfectionniste, veut que chaque ton, chaque éclairage, chaque geste soit exactement tel qu’il se l’était imaginé.
Romy martyre
Pour ce faire, il a engagé les meilleurs techniciens et constitué trois équipes de tournage qui forment comme une armée. Il fait travailler Boulez sur la bande-son, utilise l’iconographie de l’art cinétique angoissant, multiplie les effets spéciaux, tente toutes les expériences.
Romy aussi est à la peine qui subit tous les supplices. Elle est enduite d’huile d’olive et recouverte de paillettes, grimée de fards multicolores, aveuglée en permanence par une roue géante, sur laquelle sont placés projecteurs et filtres de couleur, engueulée chajour parce qu'elle n'a pas perdu son accent allemand.
Pire, elle acceptera de tourner nue, alors que son contrat habituel l’interdit, dans une scène d’un érotisme et d’une violence inouïs – elle est attachée sur des rails de chemin de fer –, qui ne figure même pas dans le scénario.
Insomnies
Mais Clouzot est certain d’inventer le cinéma de demain. Son exigence, son perfectionnisme, ses insomnies qui l’autorisent à réveiller n’importe qui au milieu de la nuit usent l’équipe. Le premier à craquer est Serge Reggiani. Il quitte le plateau.
Jean-Louis Trintignant est appelé à la rescousse pour quelques jours seulement. Trois semaines après le tournage, lors d'une scène torride entre Romy Schneider et Danny Carrel, Clouzot s'écroule d'un infarctus. Le tournage est arrêté.
Personne n’ira jusqu’au bout de «L’enfer», même pas Clouzot qui survit par miracle à l’accident cardiaque. Tout le monde oubliera ce tournage maudit.
Bobines retrouvées
Mais c'était sans compter la persévérance d'un homme, Serge Bromberg, producteur et restaurateur de longs-métrages. L'année dernière, il exhume les 185 bobines de films invisibles depuis un demi-siècle, bloquées pour raisons juridiques et soigneusement conservées aux Archives françaises du film. Inès Clouzot, propriétaire des droits, les lui cède.
A partir de ce quinze heures d’images muettes, non montées, Bromberg a tenté de reconstituer l’histoire de cette œuvre énigmatique, qui a alimenté les fantasmes des cinéphiles. Le film sort le 11 novembre alors qu'un livre en a été tiré. Les Américains avaient les "Misfits", les Français ont désormais leur "Enfer".
Marie-Claude Martin
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