Archives de l'enfer
En 1964, Henri-Georges Clouzot tourne quinze heures d'images destinées à son film «L'Enfer» : l'histoire d'un garagiste (Serge Reggiani) qui assassine sa femme (Romy Schneider), persuadé qu'elle le trompe. Entamé en 1964, «L'Enfer» ne trouva jamais sa fin. Quarante-cinq ans plus tard, le troublant documentaire de Bromberg et Medrea raconte le destin d'un film avorté en plein tournage, condamné à errer au purgatoire du cinéma, parmi les spectres des oeuvres maudites.
Lorsqu'il se lance dans «L'Enfer», Clouzot n'a pas tourné depuis quatre ans. Réalisateur vénéré, auteur notamment de «L'assassin habite au 21» (1942), du «Corbeau» (1943), du «Salaire de la peur» (1953) et des «Diaboliques» (1955), il s'intéresse à l'art moderne et aux évolutions du cinéma. Pour son retour, il prévoit de mettre à profit toutes les nouvelles possibilités techniques pour composer un monde de fantasmes, tordre les sons et les couleurs, créer des effets de miroir et des trucages novateurs.
Budget illimité
Les premiers essais avec Romy Schneider sont époustouflants : dans une esthétique qui hésite entre Warhol et un générique de James Bond, l'actrice apparaît nue, les lèvres peintes en bleu, la fumée de sa cigarette valsant sur fond rose. Puis la voilà dans l'ombre, luisante comme une statue de cuivre… Fascinés, les producteurs américains offrent au film un «budget illimité». Sans le vouloir, ils signent là son arrêt de mort. Car le cinéaste affranchi se lance dans un travail dont personne ne voit l'aboutissement, même pas lui. Epuisé, il finira par faire un infarctus en tournant une scène saphique entre Romy et Dany Carrel. Le plan existe encore et le cinéaste y a survécu. Il mourra en 1977.
Assistants, décorateurs, scriptes… se souviennent aujourd'hui de ce capitaine obsessionnel, absorbé par ses images au point d'en perdre le cap. Jamais il n'a perdu leur respect. Comme si tous comprenaient sa folie : le vertige d'un créateur face aux infinies possibilités de son art.
Adrien GOMBEAUD
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