Source : Critikat.com - 11 novembre 2009
À partir de plusieurs heures de rushes tournés en 1964 et retrouvés par hasard, Serge Bromberg et Ruxandra Medra cherchent à retracer la genèse du film inachevé d'Henri-Georges Clouzot. En enquêtant sur les raisons d'un échec, ils réalisent un film passionnant sur un artiste en quête du «Chef d'oeuvre absolu».
En 1964, à Garabit, l'infarctus d'Henri-Georges Clouzot interrompt brusquement le tournage cauchemardesque de L'Enfer, histoire d'un homme torturé par la jalousie, que son auteur rêvait comme son chef d'oeuvre définitif. Cette fin brutale marque le commencement de la légende d'un projet maudit. Clouzot tournera deux autres films par la suite, mais n'achèvera jamais celui-ci. Les premiers rôles tenus par l'éblouissante Romy Schneider et le sanguin Serge Reggiani, le budget illimité consenti par les producteurs américains, la réputation de tyran de Clouzot, le décor du viaduc de Garabit, qu'EDF avait prévu de vider, imposant ainsi un calendrier inamovible... Tout concourait à alimenter la légende.
En 2005, après des années de bataille juridique puis d'oubli, sont redécouvertes les cent quatre-vingt cinq boîtes de rushes tournés quarante ans plus tôt. À partir de l'exhumation de près de quinze heures d'images, et de la plongée dans des archives colossales (les essais des acteurs, tentatives visuelles et sonores psychédéliques, des partitions ou storyboards, interviews), Serge Bromberg et Ruxandra Medrea retissent l'histoire de ce tournage pour en faire le scénario d'un drame. Au regard des images hallucinantes de Clouzot, on peut regretter l'indigence des images tournées aujourd'hui dans une lumière bleutée, par Bromberg et Medrea, interview des témoins de l'époque ou dialogues rejoués par Bérénice Béjo et Jacques Gamblin. De même que peuvent gêner certaines maladresses effets sonores malheureux, ou démonstrations un peu scolaires.
Mais il serait dommage de s'arrêter à cette impression, car, au-delà des grandes qualités didactiques que l'on connaissait déjà à Serge Bromberg, on lui découvre des talents de conteur. «L'histoire commence, et elle commence mal», nous dit-il en voix off. Et c'est bien cela, le grand mérite de L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot : raconter le tournage comme un drame, avec ses tensions, ses moments de grâce, ses rebondissements... Bromberg et Medrea utilisent le principe de la mise en abyme pour scruter la chute du film de Clouzot dans les abîmes de la création. Les auteurs reprennent au film de Clouzot son ton dramatique, sa structure en flash-back et transposent le canevas du scénario de la fiction palimpseste de 1964 au documentaire de 2009, en racontant comment un homme a priori raisonnable, bascule peu à peu dans la folie, comment tous les éléments convergent progressivement vers l'évidence de sa déraison.
Avec une pointe de malice, les documentaristes ouvrent leur film par une interview dans laquelle Clouzot expose comment il désire, avec L'Enfer, traduire en images la plongée fictionnelle de Marcel Prieur, cafetier du Cantal, dans la folie. Avant d'ajouter, comme pour légitimer son propos : «J'ai connu la dépression, la vraie, pas celle des starlettes.» Les documentaristes prennent au mot ce cinéaste en flagrant délit d'identification à son personnage : «Marcel Prieur, c'est moi», affirme-t-il ? Qu'à cela ne tienne, Bromberg et Medrea vont croiser les indices, documents à l'appui, et rechercher parmi les témoins de l'époque ce qui a pu faire basculer le cinéaste dans la démence de la création. Clouzot a voulu étudier l'accumulation des signes et des manifestations de la folie obsessionnelle chez un homme sans histoires : il en devient lui-même le sujet de l'enquête psychologique qu'il entendait mener.
À la question : «Est-ce l'éblouissante beauté de sa jeune femme Odette (Romy Schneider) qui est responsable de la jalousie de Marcel Prieur ?» coïncide une autre interrogation : «est-ce le budget illimité dont Clouzot a bénéficié qui l'a paradoxalement mené à sa perte ?». Pourquoi le cinéaste a-t-il continué de réaliser des prises pour des scènes déjà tournées, alors que le retard pris sur le calendrier de tournage devenait catastrophique ? Les raisons circonstancielles qui ont gangréné ce projet ambitieux et difficile, telles que l'obligation de tourner vite dans un site qui allait subir des travaux, la mésentente entre le cinéaste et son acteur, etc., ne suffisent pas à Bromberg et Medrea qui cherchent ailleurs des réponses. Le souvenir du Clouzot de Quai des Orfèvres, cinéaste méticuleux, est confronté par les témoignages à l'évocation de la Nouvelle Vague, et à son goût pour l'improvisation. En inventant des images modernes, cherchant du côté de l'art cinétique, ou envisageant la piste sonore des dialogues comme une mélodie que l'on peut ralentir ou distordre, Clouzot semble s'acharner avec une volonté farouche à ne pas se laisser dépasser par son époque.
Sur l'enquête archivistique et le diagnostic psychologique se greffe une réflexion sur l'état du cinéma à cette période charnière que sont les années 1960. Clouzot avait choisi de filmer les hallucinations délirantes du mari jaloux comme des visions subjectives dans lesquelles la perception est altérée, déformée. Le film se partage donc entre le noir et blanc extrêmement composé des scènes «réalistes» et les visions subjectives en couleur. Clouzot se livre dans ces inserts narratifs à toutes les fantaisies visuelles et sonores, prévoyant des effets spéciaux de couleur au développement de la pellicule, des effets de distorsion des voix. Le tour de force de ce documentaire est de faire surgir le souvenir de nombreux cinéastes, sans pourtant les citer nommément. On pense à Renoir et à Partie de campagne [1], avec ce très beau gros plan du visage de Reggiani balayé par des ombres changeantes. On se rappelle les effets visuels de Vertigo d'Hitchcock, et bien sûr, on pense à Persona, que Bergman tournera quatre plus tard, lorsqu'on voit les essais dans lesquels apparaissent des portraits constitués des moitiés de deux visages différents.
De ce dispositif de confrontation des images noir et blanc et de celles en couleur, émerge un sentiment de répulsion à l'encontre de ces dernières. Images de la folie, elles sont recouvertes de toute la vulgarité du fantasme de la jalousie : les images sont laides, outrancières, comme peut l'être le délire de l'homme qui soupçonne sa femme de le tromper. Ces images mentales de la folie, en remplissant trop bien leur rôle, finissent par se disqualifier d'elles-mêmes. Au travers du dispositif binaire de son récit, Clouzot semble livrer, au sein même de son propre film, une querelle des anciens et des modernes, un combat avec le démon. C'est comme si le film lui-même devenait fou. Peu à peu, à la vision du documentaire, on envisage que la maladie mentale est devenue celle de Clouzot, pris dans une surenchère de recherches esthétique, puis enfin, la folie du film, qui se déchire progressivement, comme touché par une schizophrénie qui le fait passer sans cesse d'une composition équilibrée baignée d'éclairages veloutés, à un déchaînement hystérique. Grâce à l'habile gradation du récit de Bromberg et Medrea, et une fois passée la fascination de la prouesse technique, de l'audace expérimentale de certaines images, on envisage quel ratage aurait pu être le film de Clouzot achevé. "L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot" est une démonstration poussée à l'extrême que tout film est, comme le disait Rivette, «avant tout le documentaire de son propre tournage».
Raphaëlle Pireyre
Fiche technique : "L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot" (France, 2009). Réalisation : Serge Bromberg et Ruxandra Medrea. Durée : 1h34. Image : Irina Lubtchansky, Jérôme Krumenacker. Son : Jean Gargonne. Montage : Janice Jones. Production : Marianne Lère. Interprétation : Romy Schneider et Bérénice Béjo (Odette), Serge Reggiani et Jacques Gamblin (Marcel). Intervenants (fonction en 1964) : Catherine Allegret (actrice), Gilbert Amy (compositeur), Jean-Louis Ducarme (ingénieur du son), Costa-Gavras (assistant réalisateur), William Lubtchansky (assistant chef-opérateur). Sortie : 11 novembre 2009.
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