Présenté au dernier Festival de Cannes, "L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot" sort ce mercredi 11 novembre sur les écrans français. Réalisé par Serge Bromberg et Ruxandra Medrea, ce documentaire revient sur l’un des plus étonnants fiascos du cinéma français. Pour la première fois, le public découvrira les images inédites de L’Enfer entre psychédélisme et perfectionnisme, entre démesure et folie. Plongée hypnotique dans les affres de la création.
"L’Enfer" est un film damné. Et à ce titre, les quelques images ou séquences tournées durant le mois de juillet 1964 étaient restées soigneusement planquées, quasi oubliées. Tous, du moins les techniciens et les témoins de l’époque encore vivants, savaient que des scènes existaient pourtant quelque part sur de la pellicule. Encore fallait-il mettre la main sur cet ensemble de bobines dont on ignorait à vrai dire et le nombre et le contenu. Restait la rumeur, voire la légende, qui décrivait un tournage (en fait, deux semaines de tournage) en tout point inoubliable, incroyable, fantasque.
Titillé, aiguillé, stimulé par ces récits de pure démesure, les deux réalisateurs ont remonté la piste de L’Enfer, jusqu’à dénicher les 185 boîtes de bobines rescapées représentant un total de 16 heures d’images. Et c’est là, en visionnant ces images que Serge Bromberg «a compris» quel enfer avait effectivement été ce tournage. Et a décidé de raconter la perdition d’un cinéaste soudain étranglé par un projet qu’il ne maîtrise plus et qui, pour cette raison, ne parvient plus à communiquer laissant son équipe et ses acteurs (dont un Serge Reggiani qui finira par claquer la porte et une Romy Schneider alors âgée de 26 ans d’une beauté à couper le souffle) dans le désarroi le plus total et la panade la plus complète.
"L’Enfer" se présentait pourtant comme un film intimiste, comme le récit de la jalousie maladive, obsessionnelle d’un homme, Marcel, à l’égard de son épouse, Odette. Tourné alternativement en noir et blanc (le quotidien) et en couleur (les crises du mari), le film devait nous faire pénétrer dans la folie d’un homme grâce aux emprunts faits à l’art cinétique. Du reste, les quelques images en couleur que l’on peut voir (scènes réellement tournées ou essais) font de cet Enfer inachevé une véritable expérience sensorielle et visuelle, et pour tout dire un objet rare, insolite dans le cinéma français et plus encore dans la filmographie de Clouzot.
Est-ce précisément parce que le réalisateur des "Diaboliques" a voulu tourner une page et en écrire une nouvelle, plus audacieuse (on le range parmi les cinéastes dits classiques alors même que la Nouvelle Vague a déjà éclaboussé les «pères»), plus ambitieuse (il a alors le soutien de la Columbia et à ce titre un budget illimité), plus personnelle qu’il s’est retrouvé comme paralysé face à ce projet qui aurait dû marquer un tournant dans sa carrière, qu’il a perdu les pédales et même la santé puisqu’il sera victime d’un infarctus, ce qui mettra un terme définitif au tournage ? «C’est comme si le film qu’il avait écrit sur une obsession lui était revenu comme un boomerang», observe Serge Bromberg. Si le documentaire montre des scènes entières de ce qui aurait pu être le film, il réussit formidablement bien effectivement à nous faire partager la folie d’un homme, de plus en plus isolé, incompréhensible et autoritaire.
Après ce tournage catastrophique, Henri-Georges Clouzot réalisera deux derniers films, "Grands chefs d’orchestres" (1967) et "La Prisonnière" (1968) mais l’on sent bien, en découvrant, subjugué et émerveillé, les images de "L’Enfer" que Clouzot est passé à côté de son chef d’œuvre, ce qui, avec l’éblouissement que constitue la présence solaire et libre de Romy Schneider, contribue à nous tenir littéralement scotché au fond de notre fauteuil. Scotché et hypnotisé comme si cet enfer là ne devait jamais finir de nous hanter, même quarante cinq ans après son entrée au purgatoire.
Par Elisabeth Bouvet
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