Source : Ecran Noir.fr - 11 novembre 2009
Écran Noir : Avant d’évoquer le tournage tronqué de L’enfer, faisons connaissance avec Henri-Georges Clouzot que les jeunes générations connaissent peu ou pas…
Le mystère Clouzot
«Puisque tous ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » déclare Jean Cocteau. Il a raison. Les mystères de la création sont plus forts que la volonté de leurs auteurs. Les films sont à l’image des enfants. Fabriqués par les cinéastes, ils aspirent à vivre leur propre histoire. Certains poussent faciles et lumineux. D’autres tordus et difficultueux. Il y a aussi des stérilités, des avortements et… des résurrections !
Grâce à Serge Bromberg, L’enfer de Henri-Georges Clouzot sort du purgatoire et nous éblouit de tout son mystère. Cette oeuvre de 1964 au titre prémonitoire est complètement folle, expérimentale, maudite, désertée par Serge Reggiani, Jean-Louis Trintignant et interrompue suite à l'infarctus de son cinéaste.
Depuis 1984, Serge Bromberg dirige Lobster Films. Il a réuni une collection de plus de 40000 titres rares, mais c’est le réalisateur d’un premier long-métrage qui vient nous parler aujourd'hui. Ce véritable Monsieur Cinéma est un conteur né. Avec ses yeux ronds, son sourire large et sa bouille en perpétuel mouvement, Walt Disney aurait aimé croquer ses expressions. Serge, avec sa faconde, fait revivre en moins de deux les fantômes de Clouzot, Schneider et Reggiani. Le noir se fait dans la salle. Bromberg apparaît dans le cercle lumineux d’une poursuite. Moteur !
Serge Bromberg : En 1931, Henri-Georges Clouzot tourne son premier film, un court-métrage intitulé La terreur des Batignolles. Ensuite, il entreprend une carrière d’assistant réalisateur. Travaille alors en France, mais aussi en Allemagne. À cette époque, bon nombre de productions sont bilingues. Il n’est pas rare de voir deux équipes artistiques différentes se succéder pour tourner une séquence identique sur un même plateau, dans les mêmes décors car le doublage n’existe pas. Dans les années 1940, Clouzot tourne L’assassin habite au 21, puis Le corbeau avec à chaque fois Pierre Fresnay. Il travaille pour la Ufa-Ace et aussi pour la Continentale, sociétés de productions alimentées par des capitaux germaniques et dirigées par les Allemands pendant l’Occupation. Une fois la seconde guerre mondiale terminée, cela lui vaut un procès pour collaboration supposée. Bien qu’il en ressorte totalement blanchi, sa réputation est ternie jusqu’en 1947. Il tourne alors l’un de ses chefs-d’œuvre : Quai des orfèvres avec Louis Jouvet…
EN : … Et Suzy Delair qui chante Avec son Tra la la ! Le film est acclamé par la critique internationale et remet Clouzot en selle. Il est considéré comme l’un des cinéastes majeurs de l’après-muet…
SB : Tout à fait. Les films de Henri-Georges Clouzot sont attendus avec le même intérêt que ceux de Franck Capra, Alfred Hitchcock ou encore Raoul Walsh. Pendant cette période féconde, il tourne Le salaire de la peur avec Yves Montand, Les Diaboliques avec Simone Signoret et Le mystère Picasso où l’oeil de la caméra remplace pendant deux heures la toile du Maître. Une expérience formidable ! Cet engouement perdure jusqu’à la naissance de la Nouvelle Vague. Godard, Chabrol et autres compères détruisent la vieille garde pour inventer une nouvelle forme cinématographique. C’est en plein cœur de ce mouvement que naît le projet de L’enfer.
EN : En 1960, Clouzot sort de La vérité avec Brigitte Bardot. Peu après, sa femme Véra décède et il est malade des yeux. Sa terreur est de devenir aveugle…
SB : Oui, c’est un homme qui a peur de tout à ce moment-là puisqu’il souffre également d’une pathologie cardiaque. L’angoisse de la mort le taraude. Il a 52 ans pendant le tournage de La vérité. Age charnière et période difficile dans la vie d’un homme.
EN : A l’époque, avoir cinquante ans équivaut à une bonne soixantaine aujourd’hui…
SB : Exactement. Après le tournage de La vérité, Clouzot cesse de tourner pendant quatre années malgré le brio du film. Dépressif, il part vivre un an à Tahiti et se lance dans la peinture. Puis, le cinéaste revient vivre à la Colombes d’Or à Saint Paul de Vence où il écrit L’enfer. Projet à la recherche d’un cinéma absolu à travers un renouveau de la grammaire du septième art. Son ambition est de filmer les visions mentales et obsessionnelles de Marcel (Serge Reggiani), le narrateur du récit en proie à une jalousie maladive envers sa jeune femme, Odette (Romy Schneider). Au début du film, Paul, un rasoir à la main, est perdu devant le corps allongé de son épouse. L’a-t-il tuée ? Et pourquoi ? Parce qu’elle le trompait avec perversité ?... À travers ce procédé scénaristique, Clouzot entraîne le spectateur dans la tête du protagoniste et l’incite à s’identifier à son instabilité. La montée de l’angoisse est vertigineuse. D’ailleurs, le film doit même se terminer par les mots : « sans fin ». Une spirale infernale !
EN : La Romy Schneider des sixties n’est pas encore celle pleinement épanouie de La piscine de Jacques Deray. Au moment de L’enfer, sa filmographie est internationale et composée de cinéastes majeurs comme Orson Welles ("Le procès"), Luchino Visconti ("Boccace 70") et Otto Preminger ("Le cardinal")…
SB : Pourtant, elle n’est pas encore débarrassée des oripeaux de Sissi. Au regard du grand public, elle est toujours cette femme-enfant en crinoline. Bien conseillée par son entourage professionnel, elle collabore avec les cinéastes que vous citez pour faire évoluer son image, mais non sans mal.
EN : Malgré leur grand talent, ces réalisateurs n’attirent pas le grand public dans les salles. Welles a autant de mal à monter ses films que Clouzot !
SB : Henri-Georges est fasciné par Schneider. Romy voit en Clouzot le Maître qui va la révéler. Il l’a rencontrée quelques années plus tôt sur le yacht du producteur américain Sam Spiegel et a aussi côtoyé en Allemagne Magda Schneider, la mère de Romy. La jeune actrice est alors engagée à la Columbia. En prenant Romy dans son film, Clouzot n’a pas le choix de la production. Entre eux, s’instaure une sorte de pacte. Elle va tout accepter de lui. Il va tout risquer pour elle !
EN : Ils vont d’ailleurs aller jusqu’au bout puisqu’elle ne le lâche pas pendant le naufrage de ce tournage inachevé. C’est incroyable, dans les derniers rushes du film, son regard semble perdu. Elle ne sait plus quelle direction emprunte L’enfer. Lors des dernières séquences de fantasme, un bleu électrique et un vert cru sculptent son visage pailleté. Elle fume une cigarette avec délice. Il est alors impossible de ne pas penser à l’héroïne de "Max et les ferrailleurs" de Claude Sautet. L’outrance de ces images révèle sa sensualité. Parlons à présent de Serge Reggiani…
SB : A l’époque, c’est un acteur qui a la réputation de porter la scoumoune malgré son interprétation dans Casque d’or de Jacques Becker, le chef-d’œuvre qui l’inscrit à tout jamais dans le panthéon du septième art. Au début des années 1960, Serge Reggiani est loin d‘être «bankable» comme l’on dirait aujourd’hui. De plus, il est réputé pour la difficulté de son caractère sur les plateaux. Comme Romy, il est à la croisée des chemins dans sa carrière d’acteur.
EN : Mais avec un peu moins d’espoir puisqu’il abandonne le tournage…
SB : Reggiani a alors 42 ans. Sa partenaire, 16 de moins. Le personnage de Marcel ne l’emballe pas vraiment. D’ailleurs, c’est après son expérience désastreuse dans L’enfer qu’il se tourne vers la chanson. À partir de cette époque, son parcours de comédien est nettement moins passionnant.
EN : Quelle est l’économie de "L’enfer" ?
SB : Au départ de l’aventure, une économie normale. Un an avant la préparation du film, Clouzot voit Images du monde visionnaire de Henri Michaux réalisé par Eric Duvivier, cinéaste spécialisé dans l’univers psychiatrique et aussi le neveu de Julien Duvivier (Pépé le Moko). Ce film montre les visions d’un homme sous l’empire de la mescaline. Un effet de lumière vibrante retient l’attention de Clouzot. Eric Duvivier lui explique le système de roues dans lesquelles s’infiltre la lumière et qui donne cet effet morcelé, kaléidoscopique. En janvier 1964, Clouzot entraîne Romy Schneider dans les bureaux d’Eric Duvivier. Fait maquiller son visage avec des paillettes. Utilise un bout de papier en guise de clap et tourne des images avec ce système de lumières tournantes. Le résultat est plus que concluant. Il tient la forme visuelle de son film ! C’est-à-dire le noir et blanc pour filmer la réalité du couple. Des images choc tournées en couleurs pour illustrer les dérapages mentaux de Marcel. Ces visions trouvent leur instabilité, leur étrangeté grâce à l’apport symbolique et sensoriel de l’art cinétique.
EN : Mouvement artistique qui a pour chef de files Victor Vasarelli, Yvaral et Joël Stein, le responsable des effets lumière du film…
SB : Pour alimenter son inspiration, Clouzot envoie son équipe filmer Formes nouvelles, une exposition cinétique au Musée des Arts décoratifs. Il rencontre aussi Gilbert Amy, l’un des papes de la musique électro-acoustique. À ses yeux, le son doit autant traduire l’angoisse du film que la photographie. Les premiers essais époustouflants annoncent une œuvre sans précédent.
EN : Et soudain, un miracle se produit…
SB : A cette époque, une délégation américaine de producteurs de la Columbia passent par Paris. Ils désirent voir les images du Maître et sont très impressionnés par ce qu’ils découvrent. Ils se souviennent que l’année précédente, la Columbia a offert un budget illimité à un jeune réalisateur britannique nommé Stanley Kubrick. Son film : Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe. Le résultat est à la hauteur de la générosité du don. Ni une ni deux, la Columbia décide d’en faire autant avec Henri-Georges Clouzot !
EN : Leur confiance dans le professionnalisme du Maître est absolue. C’est mal connaître l’insatisfaction chronique et le perfectionnisme quasi-maniaque du personnage. Homme obsessionnel et déterminé s’il en est !
SB : Sans le savoir, les producteurs lui donnent le baiser de l’araignée. Avec ce cadeau tombé du ciel, Clouzot se met à explorer toutes les voies. Quand il ne doit tourner qu’une semaine, il prend trois mois. Pour enregistrer le son d’une locomotive, il file au barrage de Garabit, décor anxiogène de L’enfer. Là, il fait changer cinq fois de train pour enregistrer… un seul son ! Sans limite d’argent, Clouzot n’a pas de contrainte de temps. Il décide d’aller jusqu’au bout dans la recherche de ce qu’il considère comme son chef-d’œuvre. Il dispose de trois équipes de tournage. Une entreprise pharaonique au regard du cinéma français de cette époque !
EN : Une des grandes qualités de votre film, c’est d’avoir montré l’engouement des équipes à suivre cette aventure. William Lubchansky alors assistant chef opérateur, Costa Gavras assistant réalisateur et aussi Bernard Stora assistant stagiaire réalisateur…
SB : Tous lui font une énorme confiance avec l’intime conviction que Clouzot sait où il va…
EN : Clouzot pousse les acteurs à bout, les accule à la dépression pour les rapprocher au plus près de l’état "borderline" de leur personnage. On le surnomme d’ailleurs Henri-Georges le Terrible ! Malgré cela, les collaborateurs artistiques et surtout les comédiens veulent travailler avec lui car, à chaque fois, sa direction cash les magnifie.
SB : Absolument. À mes yeux, jamais Romy Schneider n’a été regardée avec une telle intensité dans sa carrière. Cela dépasse le regard aimant d’un cinéaste sur son actrice. C’est une véritable alchimie d’un peintre avec sa muse. Si le film avait été terminé, monté, ces images obsessionnelles auraient été raccourcies, mutilées pour rentrer dans un format défini de long-métrage. Intégrées dans un récit, auraient-elles gardé leur magie ?...
EN : Cette question me semble cruciale. Il émane d’elles une liberté et une force créatrice parce qu’elles sont justement à l’état de rushes.
SB : Je compare L’enfer aux trois actes d’une même pièce : primo : les essais ; deusio : le tournage interrompu avec le départ de Reggiani à bout et le malaise cardiaque de Clouzot ; tertio : le film d’aujourd’hui. Bien sûr, Henri-Georges est le grand génie de cette évolution artistique !
EN : La résurrection des rushes de L’enfer ressemble à un film phobique de Alfred Hitchcock. Est-ce l’esprit de Clouzot qui toque à votre destin dans un certain ascenseur ? Racontez-moi votre rencontre avec Inès Clouzot...
SB : En 1963, Henri-Georges Clouzot se marie une seconde fois avec Inès. Dès 1964, l’aventure de L’enfer l’habite tant qu’elle manque de lui coûter la vie. Aux yeux de sa deuxième femme, ce film est un cauchemar. D’ailleurs, elle n’a jamais voulu voir les rushes. Depuis la mort de Clouzot, sa veuve respecte sa volonté. Celle de céder ses images à la personne qui les honorera de sa propre vision, de sa créativité. Imaginez la responsabilité de cette femme ! Elle préfère ne pas faire de choix plutôt que de commettre une lourde erreur. Inès reçoit la visite de cinq, six réalisateurs par an. À chaque fois, ses interlocuteurs lui demandent d’utiliser les fameuses épreuves tenues au secret et dont personne ne connaît la teneur. Invariablement, Inès leur répond : «non».
EN : Elle connaît votre travail avec notamment les ciné-concerts Retour de flammes ?
SB : Oui, elle en a vu un. Malgré cela, lorsqu’elle me reçoit, elle me lance : «Je vous préviens, vous allez rejoindre la cohorte des éconduits !».
EN : Et comme Brigitte Bardot dans "La vérité", vous vous retrouvez au tribunal pour défendre votre peau !
SB : Tout à fait. (rires) À la fin de mon discours, elle déclare ne pas être convaincue par mes arguments. Mais comme je lui semble sympathique, elle propose de me raccompagner. Inès Clouzot habite au septième étage d’un immeuble. Nous descendons par l'ascenseur. L’appareil se bloque entre deux paliers. Inès me lance : «J’espère que vous n’êtes pas claustrophobe au moins !». Je lâche un «non» qui veut dire «au secours, sauvez-moi» parce que je le suis atrocement !
EN : Après BB, vous vous transformez en James Stewart !
SB : Oui, nous sommes en plein Hitchcock ! (rires) Dans ce contexte, on perd complètement ses repères temporels. On est nu. On ne sait pas pendant combien de temps va durer cet enfermement, cette promiscuité. Quoi faire ?... Comme le sujet cinéma était épuisé, nous avons vraiment fait connaissance tous les deux. J’ai découvert une femme authentique pour qui j’ai une admiration et une estime très grandes. Lorsque nous sommes enfin libérés, Inès Clouzot me déclare : «Il vient de se passer quelque chose de spécial. Alors pourquoi ne pas continuer le dialogue ?...».
EN : Vous avez été enfermés longtemps ?
SB : Inès prétend une heure et demie. Moi, je penche pour trois ! Je n’ai pas regardé ma montre. Ma femme m’a téléphoné en début de soirée pour me rappeler un dîner à la maison. Confus, je lui ai expliqué mon emprisonnement avec Inès Clouzot. Elle m’a rétorqué : «Je ne veux pas savoir qui est cette Inès. Tu rentres à la maison sur-le-champ !». (rires)
EN : La grande et la petite histoire se carambolent. C’est formidable !
SB : Après plusieurs mois de discussions et de tractations avec les assurances propriétaires des rushes, j’arrive avec ma Golf aux archives du film pour récupérer les bobines. Lorsque l’employé me voit arriver avec ma petite automobile, il me lance : «T’es givré !». Je crois qu’il y a une quarantaine de bobines. J’en découvre… 185 !
EN : Vous avez l’habitude de découvrir des prises de vue anciennes et inédites. Quel est votre sentiment face aux rushes de "L’enfer "?
SB : Lors de la vision des images anciennes d’un film de légende, il m’arrive d’être amusé ou intrigué. Là, l’univers a basculé. Un uppercut en plein foie ! Je pensais que ces images allaient me donner des réponses sur les tourments de ce tournage. Au contraire, au fur et à mesure, elles épaississaient le mystère du naufrage de L’enfer !
EN : Le désir de réalisation vous tenaillait depuis longtemps ?
SB : Oui, depuis toujours. J’ai été assistant réalisateur sur quelques long-métrages avec l’ambition de devenir Orson Welles ou… personne ! (rires) Puis, j’ai créé Lobster films, ma société de production. Elle est devenue au fil du temps une entreprise de restauration d’images. En parallèle, j’ai initié de nombreux projets de documentaires pour la télévision. J’en ai réalisé certains. Avec L’enfer, mon cheminement de chercheur d’images et mon désir de raconter des histoires pour le cinéma se sont rejoints.
EN : Vous possédez la culture cinématographique nécessaire pour remettre cette œuvre inaboutie dans son contexte…
SB : Et aussi l’ambition d’être au service de mon propos et non pas de remplacer Clouzot ! Certaines personnes m’ont conseillé de faire appel à un réalisateur célèbre pour tourner le film.
EN : C’est idiot de vouloir plaquer un calque créatif sur Clouzot. Il n’en a pas besoin. La grande réussite du film réside dans votre volonté de ne pas chercher à tout prix des réponses à cet épisode douloureux de la vie du cinéaste. L’opacité des évènements devient l’un de ses ressorts dramatiques.
SB : Absolument. Pour m‘aider dans la préparation le film, j’ai fait appel à Ruxandra Médrea, la réalisatrice du documentaire Génération précaire, derrière les masques.
EN : Comment avez-vous appréhendé le montage des rushes ?
SB : J’ai d’abord confié la lourde responsabilité du fameux coup de ciseau à Yannick Kergoat, monteur césarisé pour Un ami qui vous veut du bien de Dominique Moll, puis à Janice Jones. Nous nous sommes tous retrouvés devant un puzzle dont on ne possède pas toutes les pièces. Pièces aux contours plus qu’incertains. Vous imaginez l’imbroglio ! De son côté, Ruxandra désirait mettre des mots sur ces images. Moi, pas. De tâtonnements en discussions, ballottés entre nos deux courants, une voix off s’est imposée pour contextualiser le récit.
EN : Ces scories narratives sont très courtes…
SB : En moins d’une minute, le spectateur sait d’emblée qui est Clouzot et l’histoire des images perdues de L'enfer. Le film laisse alors la part belle au monteur pour les rushes et aux survivants du tournage pour leurs témoignages.
EN : Est-ce que certains n’ont pas répondu à l’appel ?
SB : Oui, Jean-Louis Trintignant qui a succédé à Serge Reggiani et a quitté à son tour le tournage au bout de quatre jours. Suite à une série de malentendus, Dany Carrel est malheureusement absente du film. Enfin - et je tiens à lui rendre hommage - Jean-Claude Bercq qui a prêté ses feuilles de service du tournage. Une mine de renseignements précieuse. Hélas, Jean-Claude s’est éteint deux mois avant le tournage. Une pensée pour lui…
EN : Jean-Claude Bercq est un grand second rôle du cinéma français. Je me souviens de lui dans "Mayerling" de Terence Young. Il interprète le Duc de Braganza… Avez-vous eu connaissance du scénario de "L'enfer" ?
SB : Oui, nous avons eu entre nos mains l’exemplaire de Henri-Georges Clouzot. Il en a fait don à l’HIDEC. Ce témoignage appartient aujourd’hui à la Cinémathèque. Celle-ci nous l’a confié afin que Costa Gavras puisse feuilleter ce document de travail sur le plateau pendant son entretien. Bizarrement, il existe peu de photographies de plateau. Il y a peu de temps, je rencontre Raymond Depardon lors d’une manifestation cinématographique. Nous bavardons et il m’apprend qu’il était sur le tournage de L’enfer. Il vient de m’envoyer ce matin une dizaine de clichés à tomber par terre. Hélas, il est trop tard !
EN : Le langage de la création est toujours le plus fort. C’est lui qui choisit au bout du compte l’équilibre de sa respiration et les éléments qui le composent.
SB : Absolument ! C’est ce qui rend nos métiers si palpitants et pourquoi je considère L’enfer comme une double fiction et non comme un documentaire. Quand je regarde ses images, je sais qu’elles étaient destinées au cinéma.
EN : Quel sens donnez-vous au titre que vous avez choisi pour votre film ?
SB : Au début, nous avons opté pour Le mystère Clouzot…
EN : C’est le titre que je souhaite donner à notre rencontre !
SB : Nous l’avons abandonné à cause de sa référence trop prégnante au célèbre personnage incarné par Peter Sellers dans La panthère rose.
EN : "L’enfer d’Henri-Georges Clouzot" est le meilleur choix car il invite à l’étrange avec le visage démoniaque de Schneider et ses lèvres bleues sur l’affiche. Évoquons à présent la partie fiction de votre film avec Bérénice Bejo et Jacques Gamblin. Scénario en main, ils semblent en plein working progress…
SB : C’est l’absence de son des rushes qui a provoqué leur présence. Ruxandra et moi ne désirions pas tourner un bel objet formel. L’enfer contient une progression dramatique inouïe que nous souhaitions restituer. Les dialogues du scénario sont très forts. Pour illustrer les descentes aux enfers du réalisateur et de Paul, son personnage principal, il fallait que certaines répliques soient dites.
EN : Vous avez contacté beaucoup d’acteurs ?...
SB : Oui, la plupart ont décliné trouvant cette expérience complètement folle. Quand nous avons rencontré Bérénice Bejo, elle est venue voir les rushes dans la salle de montage où nous nous trouvons en ce moment. Quand elle a passé la porte, elle m’est apparue comme une évidence. Elle a visionné les rushes. Au final, elle a déclaré : «Je suis partante. Il m’est impossible de faire autrement.».
EN : Et Jacques Gamblin ?
SB : Il a été plus hésitant. A demandé à lire le scénario original de Clouzot. Chacune de ses remarques adhérait totalement à ma vision des séquences jouées. Une seule différence, toutefois. Il désirait garder le scénario en main. Moi, pas.
EN : Les scénarios visibles soulignent l’esprit de perpétuelle recherche du film. On ne cesse d’être en immersion dans la matière créative…
SB : Lors de leur dernière scène, Bérénice et Jacques lâchent leur scénario parce que tous deux ont construit leur personnage. Ils n’en ont plus besoin. Je tiens à les remercier de leur confiance car je n’ai pas promis leur présence au montage final. Si ces séquences jouées n’avaient pas fonctionné, je les aurais abandonnées pour le bien du film.
EN : Vous êtes modeste par rapport à Clouzot. Eux le sont aussi par rapport à Schneider et Reggiani… Votre film est hanté par la question suivante : «Que ce serait-il passé si Clouzot était allé au bout de son rêve ?...».
SB : J’apporte un élément de réponse à la fin du film lors de la chute de Bernard Stora dans la fumée noire. Je reprends les propos de Romy Schneider après la crise cardiaque de Clouzot qui provoque l’arrêt du film. Lors d’un déjeuner, elle déclare : «Henri-Georges était trop mal embarqué. Ça tombait bien.».
EN : Une triple chute pour une double fiction… Pour clore cette conversation, parlez-moi de cette séquence où Romy Schneider est ligotée nue sur des voies ferrées. Gros plan sur le mamelon de son sein. En arrière plan, une locomotive à vapeur avance vers elle. Romy crie d’effroi à l’idée d’être écrasée. Ces images d’une grande trivialité m’évoquent le fameux proverbe : «Il n’y a que le train qui n’est pas passé dessus.». Métaphore de l’esprit jaloux de Paul. Comment l'analysez-vous ?
SB : Cette séquence ne figure pas dans le scénario. Dans le contrat de Romy Schneider, il est stipulé que l’actrice ne sera exposée à aucune nudité. De plus, le viaduc électrisé de Garabit n’est plus agréé pour les locomotives à vapeur. Donc, ces images défient à elle seules tous les interdits. Comme nous l’avons déjà dit, toutes les séquences décrivant la réalité sont en noir et blanc. Les fantasmées, en couleurs. Hors celle-ci, particulièrement hallucinatoire, est en noir et blanc. Pourquoi ? Est-ce une erreur de script ?... Je n’en sais rien. Une fois encore, le mystère Clouzot reste entier !
Benoît
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