Dans un film à la forme hybride, entre documentaire, making-of et fiction, Ruxandra Medrea et Serge Bromberg ouvrent les portes de 'L'Enfer', film maudit d'Henri-Georges Clouzot, tourné en 1964 avec Romy Schneider et Serge Reggiani. L'histoire d'un chef-d'oeuvre inachevé et d'un "naufrage magnifique".
En 1964, Henri-Georges Clouzot est un cinéaste accompli. Décrié par la Nouvelle Vague, il reste pourtant persuadé, à raison, de l'excellence de son art. Outrancier, subversif, obstiné, le cinéaste voit dans 'L'Enfer' une occasion unique de repousser les cadres de la création cinématographique, de donner libre cours à son génie. Côté portefeuille, la Columbia lui a donné carte blanche. Côté plateau, deux étoiles : Romy Schneider et Serge Reggiani. Mais au bout de quelques semaines, le réalisateur est victime d'un infarctus. Tout le matériel est confisqué et juridiquement "bloqué". Affaire classée. "Mais vint le temps où ce qui devait être oublié à jamais fut retrouvé…" En 2005, ce sont 185 bobines qui sont sorties des ombres après une amnésie de près d'un demi-siècle. On y découvre un Clouzot en prise avec sa création, exigeant l'impossible de son équipe. Explorant les limites de la folie, de l'obsession, au point de s'y brûler les ailes. A l'échelle de l'histoire du cinéma, l'aventure est tout simplement exceptionnelle. C'est donc avec une émotion partagée entre stupeur et enchantement, tremblement et ivresse que Ruxendra Medrea et Serge Bromberg, acteur majeur de la restauration de films, ont saisi l'opportunité de sortir du néant cette légende. D'en ranimer le mystère et la démesure.
Quel image aviez-vous d'Henri-Georges Clouzot avant de découvrir ces images ?
Celle d'un cinéaste immense. Un grand maître capable de diriger avec brio toutes les dimensions visuelles et sonores d'une création. Il y a chez lui et dans son oeuvre une volonté de perfection incroyable. Une volonté qui n'a d'ailleurs sans doute jamais été aussi forte que sur ce tournage de "L'Enfer". En 1964, Clouzot est un cinéaste mûr, au coeur d'une carrière glorieuse, à un moment où tout le cinéma s'interroge. Ce film s'inscrit alors tout naturellement dans cette dynamique qui consistait à inventer un cinéma différent. Et si la Nouvelle Vague le considérait comme un cinéaste de la vieille école, il était de toute façon convaincu que son cinéma était largement supérieur à celui de cette génération montante.
La preuve par l'image avec ces quinze heures de rushes tout simplement incroyables…
C'est unique ! "Pierrot le fou" qui a été tourné l'année d'après paraîtrait presque fade à côté. Les intellectuels de la Nouvelle Vague se sont efforcés de reconstruire une certaine manière de faire du cinéma. Mais Clouzot est allé encore plus loin. Il a pris le cinéma par les couilles, si je puis me permettre, pour exiger l'impensable, tourner l'insensé. Je ne crois pas qu'il était alors plus fou que d'habitude. Plus libre, par contre, certainement, plus confiant, c'est sûr. Clouzot avait décidé de mettre sa vision du cinéma à l'écran. Et au-delà du désastre, au-delà des pleurs, il reste ces images formidables qui ne sont qu'art et poésie. Clouzot a réussi.
Comment vous êtes-vous retrouvé avec ce projet entre les mains ?
Au début de l'histoire, il y a une légende. Celle d'un film "maudit" au titre prédestiné, "L'Enfer". Deux semaines et demies de tournage et des images "incroyables", paraît-il, mais que personne ne verra jamais. On les dit perdues. Conseillé par mon entourage et fasciné par l'oeuvre de Clouzot, j'ai malgré tout commencé ma quête et j'ai trouvé. Je suis rentré en contact avec madame Inès Clouzot, son épouse, avec qui nous avons réglé les problèmes juridiques et techniques. Mais avant de projeter ces images, je n'avais aucune idée de ce que j'allais découvrir. Mais nous avons très vite pris la mesure du caractère exceptionnel de ce que nous avions sous les yeux. D'un projet de documentaire de 26', on est passé à 52' puis à 90'. Et du documentaire, on est passé au projet d'un véritable film de cinéma autour de cette histoire extraordinaire. J'ai rencontré Costa-Gavras qui à l'époque était le premier assistant de Clouzot, Catherine Allégret dont c'était le premier rôle, William Lubtchansky, alors assistant opérateur ou encore Bernard Stora, stagiaire à la réalisation. Tous avaient fait leurs armes avec le cinéaste. Tous m'ont largement soutenu car tous voulaient avoir, enfin, le fin mot de l'histoire. Mais je crains de les avoir un peu déçus car, au final, les divers témoignages rassemblés ne permettent pas de percer le mystère de ce film et de ce personnage qu'était Henri-Georges Clouzot. Le projet était-il trop ambitieux ? Savait-il où il allait ? L'énigme reste entière. D'où ce titre "L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot", qui est autant une référence explicite au film originel qu'une façon de suggérer l'enfer dans lequel Clouzot s'est lui-même jeté et dans lequel nous avons plongé à notre tour sans vraiment parvenir à en sortir.
Vous sous-entendez donc qu'il y avait dans cette "descente aux enfers" une démarche consciente et volontaire de la part de Clouzot ?
Le dispositif qu'il avait mis en oeuvre avec le financement illimité de la Columbia, qui lui permettait de créer en toute liberté, fait en tout cas rejoindre la production et la réalisation de ce film au rang des gestes artistiques. Clouzot imaginait, inventait avec sa caméra au jour le jour. L'oeuvre d'art ne se limite pas au film. Elle englobe Clouzot inventant et mettant en scène son invention. Autour de lui, à l'époque, il y a avait près de 300 personnes qui lui faisaient confiance. Depuis trente ans, il s'était affirmé comme un des plus grands cinéastes, il n'y avait donc pas de raisons de douter. Et finalement, tous on participé à un naufrage magnifique. Un naufrage qu'au fond de lui-même il avait probablement programmé. Et quelque part, "L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot" pourrait constituer le dernier acte de la pièce que le cinéaste avait commencé à écrire en 1964. Simplement à l'époque, Clouzot a été rattrapé par la réalité.
Laquelle ?
Clouzot pensait avoir les rênes artistiques bien en main. Il allait enfin pouvoir faire le film de ses rêves, sans aucun interdit. Mais il y a des règles, celle de la productivité notamment. Il faut tourner des images, avancer dans le scénario. Clouzot a vu dans le budget illimité accordé par la Columbia une opportunité de rentrer dans une bulle de création totalement libre. Mais le principe de réalité a fini par se manifester. Et sur le tournage, au bout de deux semaines et demie, il n'y avait plus d'issue possible. L'acteur principal Serge Reggiani était parti, le lac autour duquel se passe toute l'action allait être vidé, on avait plus le temps de tourner de séquences. C'était très mal parti.
Une impasse devant et derrière la caméra que votre film restitue parfaitement, grâce notamment à une structure par "niveaux"…
Oui, deux niveaux qui s'entrelacent comme la structure d'une molécule d'ADN. Le premier, c'est l'histoire du tournage. La façon dont les techniciens et les acteurs ont vécu ce tournage dramatique et pourquoi il s'est interrompu. C'est l'histoire d'un metteur en scène qui entre en enfer, qui dessine un labyrinthe et qui se perd dedans. Et puis il y aussi le film et son histoire propre. Celle d'un homme de plus en plus jaloux de sa femme, au point de vouloir s'en débarrasser. Et l'idée géniale de Clouzot a été de placer le spectateur au coeur du cerveau de ce fou obsessionnel. De filmer la déstabilisation et la folie en caméra quasi subjective. Le cinéaste allait bien au-delà de la simple évocation d'un drame bourgeois entre un mari jaloux et sa femme comme Claude Chabrol le fera dans son remake de 1993. Comme il n'y a eu que deux semaines et demie de tournage, nous avons choisi, pour combler les séquences que Clouzot n'avait jamais pu tourner de demander à des acteurs, Jacques Gamblin et Bérénice Béjo, de lire les dialogues originaux. C'était une façon, me semble-t-il, de rester dans l'atmosphère du film, sans jamais pour autant prétendre établir la moindre comparaison avec le couple Romy Schneider / Serge Reggiani. Nous avons cherché à rester le plus neutre possible. Ils sont filmés sans décor, avec le scénario à la main. Le but étant simplement de faire en sorte que le spectateur reste bercé par la continuité de cette histoire.
Craigniez-vous de "toucher" à un tel trésor ?
Evidemment qu'on a peur de s'emparer d'une telle légende. Il s'agissait de rester modeste. Il y a bien sûr eu des partis pris artistiques inévitables mais la première des consignes était de toujours servir Clouzot et son oeuvre, au risque de s'y perdre. On s'est laissés emporter par l'histoire pour devenir peu à peu le jouet du cinéaste qui en reste, encore aujourd'hui, le véritable maître. A force d'interroger le mystère qui baigne son oeuvre, nous n'avons réussi qu'à l'enrichir, à le rendre encore plus grand. C'est terriblement frustrant mais j'adore ça ! Qu'est-ce qu'il y a de plus triste que de donner une réponse à une question ?
Mathieu Menossi - Octobre 2009
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