Source : La Croix - 08 novembre 2009
«L'Enfer», projet maudit d'Henri-Georges Clouzot
Serge Bromberg évoque dans un documentaire sidérant, l’histoire vraie d’un film hors norme qu’Henri-Georges Clouzot ne termina jamais
L’ENFER D’HENRI-GEORGES CLOUZOT de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea *** Documentaire français, 1 h 34, en salles le 11 novembre
Cette histoire-là a commencé dans un ascenseur en panne. Serge Bromberg, Indiana Jones du 7e art, dénicheur de films rares ou anciens, sort de l’appartement d’Inès Clouzot. Il vient d’être éconduit par la seconde épouse du cinéaste décédé en 1977. Le bouillonnant patron de Lobster Films n’était pas le premier à la solliciter à propos d’une légende qui intrigue depuis plus de quarante ans les cinéphiles : les 185 bobines tournées par l’auteur des Diaboliques pour "L’Enfer", projet pharaonique, interrompu en plein tournage en 1964. L’un des plus grands «accidents» de l’histoire du cinéma français.
Les ascenseurs font parfois bien les choses et, après deux heures de discussion suspendue entre deux étages, Mme Clouzot accepte finalement de confier son trésor à ce passionné talentueux. Problème, si le scénario – l’histoire d’un jeune restaurateur, marié à une très jolie femme, jaloux jusqu’à la folie, dont Claude Chabrol a tourné sa propre version en 1994 – appartient bien à la veuve du cinéaste, les bobines, elles, sont la propriété de la compagnie d’assurances qui couvrit le «sinistre». Déposées aux archives nationales du film, elles sont juridiquement non consultables, ni divulgables. Qu’à cela ne tienne. Une médiation efficace parvient à mettre tout le monde d’accord.
L’incroyable aventure d'un film naufrage
Serge Bromberg peut enfin lancer son projecteur. Quinze heures de «rushs» l’attendent et autant de surprises : bouts de scènes tournées en extérieur, sur la terrasse d’un hôtel, en bordure de lac, sous le viaduc de Garabit (Cantal), expérimentations visuelles hypnotiques, fantasmatiques, sensuelles ou dérangeantes, jeux de lumière, de miroir, de formes, d’écrans, inversions de couleurs…
Au milieu de ce laboratoire, Romy Schneider telle qu’on ne l’a jamais vue, troublante, totalement investie, à 26 ans, dans cet étrange projet, dix ans après Sissi, deux ans après Le Procès d’Orson Welles. «Et je n’en revenais pas, s’enthousiasme Serge Bromberg. Les images étaient plus fortes que ce que la légende avait pu dire.»
Reconstituant étape par étape l’incroyable aventure de ce film naufrage, le documentariste et sa coréalisatrice, Ruxandra Medrea, ont mené l’enquête, recueilli le témoignage de Catherine Allégret, dont c’était le premier rôle, de Costa-Gavras, assistant réalisation, du réalisateur Bernard Stora, à l’époque stagiaire sur le tournage, mais aussi du compositeur Gilbert Amy, de l’ingénieur du son, et d’autres membres de l’équipe qui, chacun, apportent leur éclairage.
Pointilleux, inquiet, nerveux, obsessionnel
L’enfer, donc. Celui d’Henri-Georges Clouzot. Celui de la création, de ses recherches, de ses doutes intenables. Quelque temps auparavant, les producteurs d’un grand studio hollywoodien, la Columbia, avaient octroyé un budget illimité à Stanley Kubrick qui leur avait fait grâce d’un immense succès fondé sur une incroyable audace formelle : Docteur Folamour. En voyant les essais tournés par Henri-Georges Clouzot, les deux nababs croient à un nouveau miracle et lui ouvrent des lignes de crédit sans fixer aucun plafond.
Disposant de moyens infinis, le réalisateur, connu pour son perfectionnisme, veut-il, à 56 ans, écrire un nouveau chapitre du cinéma ? «Dix ans auparavant, il a filmé Picasso en train de peindre, rappelle Serge Bromberg. Il a été témoin de cette liberté incroyable dont jouit le maître devant sa toile.» Sauf qu’un film de cinéma répond à des règles que personne ne parvint à lui rappeler. «Clouzot a probablement été rendu fou par la palette de choix dont il disposait», estime Serge Bromberg.
Début juillet 1964, l’équipe de tournage s’installe à Garabit pour quatre semaines. En dépit d’une impressionnante logistique, le planning prend beaucoup de retard. Clouzot cherche toujours et encore, réveille ses collaborateurs à bout de nerfs à deux heures du matin, insiste pour que l’on travaille le dimanche. Certains s’échappent par la fenêtre des w-c lorsqu’il les appelle. Pointilleux, inquiet, nerveux, obsessionnel, le cinéaste effectue sans cesse de nouveaux repérages, de nouvelles expérimentations pour des scènes qui ne sont même pas dans le scénario ! "L’Enfer" ne verra jamais le jour
Le capitaine, éminemment respecté, sait-il où il va ? La tension monte avec les acteurs. Clouzot a une réputation de dur. Serge Reggiani ne compte pas s’en laisser conter mais souffre. Le réalisateur le fait courir derrière une caméra en travelling pendant des jours, l’épuise. Veut-il l’amener malgré lui vers un état psychique compatible avec son personnage ?
«C’est bien simple, Clouzot hurlait, Romy hurlait et Serge partait», se souvient un témoin. Jusqu’au jour où il ne revint pas… Au bout de deux semaines et demie, sourd aux menaces de procès, l’acteur quitte le plateau. Quelques jours plus tard, Clouzot a une crise cardiaque en filmant Romy Schneider sur le lac. Fin de partie.
L’Enfer ne verra jamais le jour. À quoi aurait-il ressemblé ? «On ne sait pas», glisse Serge Bromberg, qui a tout de même fait le pari audacieux – et réussi – de demander à des comédiens d’aujourd’hui, Bérénice Bejo et Jacques Gamblin, de lire quelques scènes du scénario, tendant un fil avec celles qui furent tournées à l’époque.
Il reste au spectateur des séquences incroyables et le récit saisissant, haletant, d’un échec extraordinaire, auquel Serge Bromberg et Ruxandra Medrea ont su donner une force universelle. En donnant accès à des images invisibles depuis quarante-cinq ans. En révélant une Romy Schneider inattendue. En rendant hommage, dans tous ses aspects artistiques, humains, historiques, à la tentative, à la fois sublime et désespérée, d’un démiurge qui faillit être emporté par son inatteignable vision.
Arnaud SCHWARTZ
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