Source : Bifi.fr
Dans la filmographie d’Henri-Georges Clouzot, L’enfer, film inachevé datant de 1964, occupe une place résolument à part. Projet pharaonique avorté, mainte fois évoqué mais jamais offert au regard des spectateurs, ce film entouré de mystère a largement contribué à forger l’image d’un Clouzot mégalomane, pointilleux jusqu'à la maniaquerie et ayant le goût du secret. Sans lever entièrement le voile sur les douze mois de travail consacrés par Clouzot à la préparation de L’enfer, les archives de la BiFi, à travers une série de 356 dessins préparatoires, permettent de se faire une idée un peu plus précise du projet. Mais l’intérêt de cette documentation sur L’enfer est avant tout, de nous faire découvrir un type de croquis particulier : les images opérées, ainsi qu’une technique de préparation graphique, chère aux artisans de cette "Qualité française" tant décriée par les "jeunes Turcs" de la critique cinématographique.
Présentation du fonds documentaire
Les archives de la BiFi conservent, dans la collection des dessins, une part importante du travail de préparation graphique effectué par le décorateur Rino Mondellini et ses assistants entre les mois de janvier et août 1964. Ces croquis sont de deux types : des dispositifs de tournage (réalisés sur de grandes feuilles de calques indépendantes les unes des autres) et des images opérées (réalisées également sur calque mais assemblées dans des cahiers à spirales de format A2). Les premiers, très proches dans leur forme du plan d’architecte, sont destinés à fixer les emplacements et mouvements de caméra en fonction des déplacements des personnages et des contraintes du décor ; les seconds, s’apparentent au premier coup d’œil à un storyboard, il s’agit en réalité de croquis d’une plus grande technicité qui offrent une visualisation du plan prenant en compte les dimensions précises du décor, l’emplacement de la caméra mais également la focale utilisée. Divergeant dans leur forme, ces deux types de croquis se complètent parfaitement, l’image opérée adoptant le point de vue de la caméra telle qu’elle a été positionnée dans le dispositif de tournage.
Cet ensemble de croquis, loin d'offrir une unité de style, se présente sous des formes variées. On y trouve des originaux aussi bien que des copies sur papier ozalid, certains ayant été retouchés, d'autre non. La finition des croquis est également très variable, des dispositifs de tournage tracés hâtivement à main levée et couverts de corrections et ratures voisinent ainsi avec des plans clairs et précis, réalisés de façon extrêmement professionnelle. Les images opérées, bien que regroupées de manière cohérente dans des cahiers, offrent les mêmes contrastes. Réalisés de toute évidence par plusieurs assistants décorateurs, elles sont parfois très réalistes parfois plus schématique, certaines s'approchant même du dessin technique.
Mais au-delà du style très hétérogène des dessins, on reste saisi par la grande rigueur logique qui se dégage de ce fonds documentaire. La numérotation systématique des plans, l’adoption de codes de couleurs rigoureux sur les dispositifs de tournage, la désignation des personnages par leurs initiales, sont autant de précisions qui permettent une lecture détaillée et approfondie des documents, offrant au chercheur une illustration particulièrement intéressante de la méthode de préparation graphique adoptée par Clouzot.
L’Enfer : chronique d’un échec
Après le succès de La Vérité, Oscar du meilleur film étranger en 1960, Henri-Georges Clouzot est au faîte de sa gloire. Reconnu par la critique, considéré par les producteurs comme une valeur sûre, il peut se permettre toutes les audaces et c’est bien ce qu’il entend faire avec L’Enfer. Après s’être minutieusement documenté auprès de psychiatres sur les troubles du comportement liés à la jalousie, il entreprend à l’été 1963 la rédaction d’un scénario centré sur ce thème : l'histoire d'un homme (Marcel), obsédé par les infidélités supposées de sa femme (Odette) et que la jalousie conduira au meurtre. En octobre de la même année, il engage le romancier belge José-André Lacour pour travailler à la forme définitive du scénario, cette écriture à quatre mains durera jusqu'en janvier 1964. C'est alors que commence le travail de préparation du tournage avec le décorateur Rino Mondellini et ses assistants : Jacques Douy et André Guérin entre autres. Durant plus de six mois, toute une équipe de décorateurs se réunit autour de Clouzot, dans une chambre de l’hôtel Georges V. Rino Mondellini, le chef décorateur met au point le découpage technique tandis que ses assistants s’attèlent aux dispositifs de tournage et à l’opération des images, sous le regard attentif du réalisateur. Dans le même temps, Clouzot tourne des bouts d’essais dans les studios de Boulogne avec le chef opérateur Andréas Winding et les principaux interprètes : Romy Schneider, Serge Reggiani et Dany Carrel. Le tournage des extérieurs débute en juillet 1964 au viaduc de Garabit, dans le Cantal, mais est interrompu en août suite à l’hospitalisation de Serge Reggiani. Ce dernier est remplacé au pied levé par Jean-Louis Trintignant qui n’a que le temps de tourner quelques bouts d’essais avant que Clouzot ne soit victime d’une attaque cardiaque qui l’oblige à abandonner définitivement le tournage.
L’enfer ou la folie des grandeurs
L’échec de L’enfer est d’autant plus retentissant qu’il s’agit d’une production à gros budget. En effet, Clouzot a vu les choses en grand, s’offrant les trois chefs opérateurs les plus talentueux et les plus chers du moment (Andréas Winding, Armand Thirard et Claude Renoir), trois équipes de tournage et pas moins de 150 techniciens qui travaillent sur les décors et le tournage des extérieurs… Produit par Orsay Film et devant être distribué par la Columbia, " le nouveau Clouzot " est annoncé à grand renfort de publicité dans la presse spécialisée qui publie des photos de la prestigieuse équipe. Cette débauche de moyens et de publicité n’est pas sans provoquer quelques sarcasmes sur la mégalomanie de Clouzot. Serge Reggiani le décrit en " mentor tyrannique " se donnant des airs de " réalisateur amerloque pour Major Company ", tandis que Jean-Louis Trintignant évoquant Clouzot passant d’une équipe de tournage à l’autre à bord de sa Mercedes décapotable n’hésite pas à écrire : " on aurait dit la voiture du Führer ".
Certes Clouzot, qui n’a pas tourné depuis quatre ans, cherche à créer une attente du public envers un film présenté comme gigantesque et fastueux, mais il souhaite également faire un film novateur. Il ne conçoit pas L’enfer comme une narration classique, l’histoire d’un couple miné par la jalousie, mais plutôt comme l’observation clinique d’une pathologie. L’objectif est bien de traduire – par un travail approfondi sur le son et l’image – les troubles de la perception du personnage central. Souci de la perfection ou folie des grandeurs, Henri-Georges Clouzot – très influencé par le travail de Vasarely et l’art cinétique - se lance dans une série d’expérimentations, plus ou moins concluantes sur la couleur et sur le son. Il s’octroie la collaboration de Bernard Parmegiani, compositeur de musique électroacoustique renommé et virtuose de la manipulation des sons sur bandes magnétiques, il n’hésite pas non plus à se rendre, avec son ingénieur du son Jean-Louis Ducarme, à Munich afin de rencontrer Karlheinz Stockhausen qui travaille sur une nouvelle technique de synthétisation des sons. Mais Clouzot souhaite également travailler sur la couleur et tente quelques expérimentations dans ce sens (couvrant les comédiens de peinture, faisant fabriquer des dispositifs complexes d’éclairage avec des lampes de couleur…) qui ne sont pas toujours du goût de ses collaborateurs ni de ses acteurs.
La méthode Clouzot
Si Henri-Georges Clouzot souhaite réaliser un film différent et s’éloigner du classicisme formel qui caractérise son cinéma, il n’en adopte par moins des méthodes de travail traditionnelles. Il s’inscrit en effet dans la lignée de ces " artisans du cinéma " qui, de Maurice Tourneur à Fritz Lang, de Henri Ménessier à Max Douy, considèrent qu’un film est pratiquement achevé quand débute le tournage. L'utilisation systématique par Clouzot de cette méthode de travail, centrée sur une préparation minutieuse des prises de vue, a fait l'objet de tant de commentaires - acerbes ou laudateurs - dans la presse spécialisée, qu'elle reste dans les esprits, étroitement attachée au réalisateur de Quai des Orfèvres. La collaboration avec le décorateur consiste ici non seulement à mettre en place un découpage minutieux du scénario afin d’établir le nombre et la nature des décors nécessaires, mais également à fixer sur le papier, plan par plan, les emplacements et mouvements de caméra, la focale utilisée ainsi que les déplacements des acteurs dans le champs ainsi défini. Tout le travail de mise en scène est donc effectué ex-nihilo sur le papier, laissant le réalisateur se concentrer, au moment des prises de vues, sur le jeu des acteurs et sur des modifications de détails. Cette technique de préparation graphique offre la possibilité de réduire au maximum les coûts de construction des décors (en ne prenant en compte que les parties visibles à l’écran) mais également de diminuer considérablement les temps de tournage, en filmant les plans non pas chronologiquement mais en fonction de leur emplacement dans le décor, limitant ainsi au maximum les déplacements du matériel de prise de vue.
Une fois le découpage technique établi avec le réalisateur et l'ensemble des plans numérotés, l'équipe des décorateurs peut commencer son travail de préparation graphique, en établissant les dispositifs de tournage. Sur chaque dispositif de tournage sont figurés un ou plusieurs plans en fonction de leur complexité. Chaque plan porte un numéro, tout déplacement de la caméra est spécifié par l'ajout d'une lettre et tout mouvement de l'objectif (panoramique, plongée etc…) par un signe supplémentaire (apostrophe ou racine carrée). Ainsi le premier plan, s'il comporte un travelling avant, puis un panoramique gauche-droite et un travelling arrière sera divisé sur le croquis en trois étapes, désignées de la façon suivante : 1A, 1B, 1B', 1C. Enfin, sur la base de ces dispositifs de tournage, les assistants décorateurs procèdent à ce qu’il est convenu d’appeler " l’opération des images ". Il s’agit d’une mise en perspective du plan, établi de façon géométrique en reportant à l’aide d’un compas toutes les mesures du dispositif de tournage, selon un angle variant en fonction de la focale choisie. Si le résultat ainsi obtenu, proche de l'image filmée, peut parfois évoquer le storyboard, il convient de différencier ces deux types de croquis. Les images opérées se distinguent en effet du storyboard, par la dimension très technique, quasi mécanique, de leur élaboration qui confère au rendu un aspect géométrique, souvent assez statique, là où le storyboard cherche au contraire, par un trait plus libéré, à donner une l'impression d'une image en mouvement.
De la théorie à la pratique : analyse de la préparation graphique de deux plans de L'enfer.
Les éléments de cette préparation graphique de L’enfer conservés à la BiFi mettent en évidence la spécificité de l’image opérée et nous offre au-delà, l’exemple concret d’une technique bien particulière de préparation du tournage. Si le fonds présente quelques irrégularités ou lacunes (certains plans n’apparaissent que sous forme de dispositif de tournage, d’autres sous forme d’image opérées), une vingtaine de plans offrent cependant une documentation complète qui permet une analyse détaillée. J’ai choisi de porter ici mon attention sur les plans 20 et 82 qui constituent deux exemples aussi différents que complémentaires de l’opération des images et de la préparation du tournage selon Clouzot.
Plan n°20
La préparation du plan n° 20, qui doit être tourné en studio, ne nécessite pas moins de 27 croquis ! Outre les 13 images opérées qui détaillent chaque nouvel angle de caméra, on dispose de 14 dispositifs de tournage, dont deux offrant une vue d’ensemble du décor et récapitulant dans un tableau toutes les étapes de ce plan complexe, divisé en 14 étapes numérotées de A à I. Les croquis sur ozalid, effectués à partir du dispositif de tournage général, constituent une étape intermédiaire dans l’opération des images. Ils fixent chacun une position de caméra (A,A’, B, B’ etc.), représentée en plan et en coupe. Ces dessins techniques intermédiaires facilitent la compréhension globale de la séquence, notamment grâce aux croquis en coupe qui permettent une visualisation immédiate des différents niveaux du décor et des angles de caméra qui n’apparaissent que sous forme d’indications écrites sur le dispositif de tournage général.
Du plan de tournage d’ensemble jusqu’à l’image opérée on peut ainsi aisément suivre les étapes de cette préparation graphique et se faire une idée très précise de chaque cadrage mais également des travellings et panoramiques permettant de passer de l’un à l’autre. Ainsi les images 20B, 20B’ et 20B² constituent les trois étapes d’un panoramique droite gauche qui apparaît très nettement sur le dispositif de tournage général (sur le croquis lui-même ainsi que dans le tableau récapitulatif en marge), mais également sur les images opérées. L’opération des images à partir des dispositifs de tournage permet également dans le cas du plan 20 de visualiser de façon claire et immédiate la répartition des masses et la place des personnages dans le cadre ainsi que la profondeur de champ. L’image 20B fait ainsi nettement apparaître les différences de niveaux entre l’espace situé au premier plan, devant le mur en construction, et les personnages de l’arrière plan. Le premier plan étant surélevé de 60 cm, l’ouvrier qui pousse sa brouette n’apparaît que des pieds à la taille, tandis que Marcel, Odette et Marylou, à l’arrière plan, sont cadrés jusqu’à la tête, ce qui n’apparaît pas de façon évidente à la seule lecture du dispositif de tournage.
Cet intérêt de l’image opérée se vérifie dans le cas du cadrage 20D. Dans ce cas précis, la contre-plongée, les différences de niveaux du décor et la position contrastée des personnages (l'un accroupi, les autres debout) accentuent la complexité de la composition de l’image et ne permettent pas de se faire une idée concrète du résultat sur la base du seul dispositif de tournage, lacune que vient combler avec profit l'image opérée.
Le plan n° 20, par le nombre élevé et la précision des croquis s'y reportant, permet d'identifier les différentes étapes du travail des décorateurs et de percevoir la précision et l'intérêt des images opérées. Dans ce cas précis, la complexité du décor (un espace mansardé organisé sur plusieurs niveaux et comportant des murs inachevés) mais également le mouvement perpétuel des personnages suivis par la caméra, semblent parfaitement justifier le recours à une telle préparation graphique, ce qui est loin d'être le cas du plan n° 82.
Plan n° 82
Tourné en extérieur, sans décor ou presque (une table et deux chaises sur la terrasse de l'hôtel), ce plan ne présente aucune difficulté technique ni mouvement de caméra complexe. Il s'agit d'orchestrer un ballet de cinq personnages, accompagnés de deux légers mouvements de caméra… Le dispositif de tournage, d'une grande clarté, offre de nombreux détails sur les déplacements et même l'attitude des personnages et pourrait se suffire à lui-même. Les images opérées n'apportent pas dans ce cas d'informations supplémentaires et ne semblent avoir été réalisées que pour ne pas rompre la continuité et la cohérence de cette préparation graphique. Contrairement au plan n° 20, il n'y a pas trace dans les archives de croquis intermédiaires ayant servi à l'opération des images et l'on peut noter l'absence de "quadrillage-repère" et de trace de compas sur les dessins. Il est donc vraisemblable que ces images aient été réalisées "à main levée" et non suivant la technique spécifique d'opération des images. Elles n'en restent pas moins précises et parfaitement conformes aux indications du dispositif de tournage, montrant au passage l'habileté des assistants décorateurs.
Contrairement au plan n° 20 pour lequel une préparation graphique poussée pouvait se justifier, Clouzot semble tomber ici dans le travers qui lui fut souvent reproché de vouloir figer chaque image de son film par une préparation millimétrée, ne laissant ainsi aucune place à l'intuition de dernière minute et confinant l'acteur dans un statut de pantin. Même les plus farouches défenseurs de cette méthode de préparation graphique, tels les frères Douy, s'accordent à dire qu'elle n'a de sens que dans le cadre d'un tournage en studio ou concernant des scènes présentant une difficulté technique quelconque. Or les archives de L'enfer regorgent de croquis préparatoires pour des plans d'une grande banalité et les images opérées de gros plans (visage d'enfant, bouteille de champagne dans un saut, lampe de chevet, etc…) sont légion. Faut-il y voir la marque d'une grande exigence et un souci absolu du détail ou bien, comme tendent à le penser de nombreux collaborateurs du film, le signe d'un réalisateur dépassé par son propre projet, se raccrochant désespérément à une méthode de travail ayant fait ses preuves par le passé ? Face à la concordance des témoignages et à l'inutilité flagrante de certains croquis, on est tenté de pencher pour la seconde hypothèse.
Quoi qu'il en soit, L'enfer marque un tournant dans la carrière et les méthodes de travail d'Henri-Georges Clouzot. A l'occasion du tournage de La prisonnière en 1967, il déclarait lui-même : "Je ne travaille plus de la même façon. Je laisse venir le sujet, je suis plus disponible. Et puis, je fais des changements en cours de route, ce qui m’était impossible jadis". Mais si l'échec de L'enfer marque pour Clouzot le début d'une véritable révolution copernicienne, il signe également l'acte de décès d'une méthode de préparation graphique qui semble avoir fait son temps. Étroitement liée à une génération de réalisateurs et de décorateurs formés à "l'école des studios", elle ne résiste pas longtemps aux assauts de la Nouvelle Vague qui fait descendre le cinéma dans la rue et fait de l'improvisation un de ses principes fondamentaux. L'opération des images devient alors rarissime et seules les séquences les plus délicates à réaliser font l'objet d'une préparation graphique approfondie. Les archives de L'enfer conservées à la BiFi constituent dans ce contexte un témoignage précieux, tant sur le travail et le parcours d'Henri-Georges Clouzot que sur des pratiques cinématographiques aujourd'hui révolues.
Par Morgan Lefeuvre
Cet homme était fou !! Quel travail de titan !
Rédigé par : chris | 23 septembre 2009 à 08h27