Hier, à l'Auditorium du Louvre, Serge Bromberg a présenté 20 minutes de rushs du film français maudit des années soixante, L'Enfer, projet qui occupa le réalisateur de Quai des orfèvres, de 1960 à 1964. La grande foule des cinéphiles se pressait. On les sentait prêts à se battre pour avoir une place. Clouzot, Romy Schneider, Serge Reggiani, l'échec : l'équation était trop belle. Ces films qu'on n'a jamais pu voir, mais dont on imagine ce qu'ils auraient pu être, flattent la nostalgie de l'inconsolable qui sommeille chez le cinéphile. Ce dernier a une filmothèque idéale, constituée seulement des films disparus. Il y a chez lui un plaisir quasi masochiste à rêver sur ce dont il a été privé. On sentait donc hier une émotion de grand-messe, dont l'officiant, absent, mais omniprésent, avait pour nom Clouzot. La perte est-elle aussi irréparable ? Car on fantasme beaucoup sur ce qu'on ne peut pas voir. Mais Bromberg démarra fort : auréolé du succès de La Vérité, avec Brigitte Bardot, en 1960, et de sa réputation très justifiée, Clouzot avait obtenu un chèque en blanc de la Columbia pour un projet qui se voulait à la pointe de toutes les expérimentations sonores et visuelles.
Une anecdote racontée par Bromberg résume le perfectionnisme de Clouzot. L'histoire, celle d'une folie vécue par un mari jaloux incarné par Serge Reggiani, se déroulait au pied du viaduc de Garabit où le passage du train devait provoquer à fréquences régulières le début des crises hallucinatoires. Clouzot étant mécontent du bruit provoqué par le train électrique, il demanda à ce qu'on fasse rouler un train à vapeur. Mais le train étant trop léger, il exigea une dizaine de wagons. Insuffisant : il fit donc remplir à ras bord les wagons, pour obtenir le son qui le satisfasse...
Pour les inventions visuelles, Clouzot fit appel à Eric Duvivier, qui avait animé les dessins de Henri Michaux tracés sous mescaline. On a donc vu le visage de Romy Schneider, pailleté et éclairé par une farandole d'éclairages qui donnaient à ses traits des expressions radicalement différentes d'une seconde à l'autre. Et Duvivier, présent hier, de regretter que Bromberg n'ait pas retrouvé aussi les essais similaires tentés sur la poitrine de Romy. Une chose est certaine : L'Enfer aurait dû être une ode (parfois surréaliste, cf. les démultiplications à l'infini de ses pupilles) à la beauté de l'actrice, âgée alors seulement de 26 ans, et qui, hormis Sissi , n'avait pas fait grand-chose de sa carrière. L'arrêt du film fit sans doute perdre plusieurs années à Romy Schneider, qui ne trouva pas avant 1969 et Les Choses de la vie un rôle intéressant. Sur les essais filmés, on la voit sous toutes les coutures et toutes les couleurs.
Hier, on n'a pas réussi à savoir si Reggiani, qui s'entendait mal avec Clouzot, s'était délibérément fait porter pâle. L'un prétendait qu'il avait été hospitalisé, l'autre, en l'occurrence, Inès Clouzot, la veuve, affirmait le contraire... Ah, les crêpages courtois de chignon : on se serait cru revenu aux belles heures de la Cinémathèque. Parlons-en, de la Cinémathèque, qui, comme on l'a appris, avait déjà réalisé un montage de 45 minutes. Où tout cela a-t-il disparu ? Encore un de ces tours de passe-passe, de cache-cache, de ce sacré Henri Langlois.
La défection de Reggiani, - qui compromit d'autant plus le projet que l'EDF avait prévu une date-butoir pour vider le lac artificiel sous le viaduc -, plus un malaise cardiaque de Clouzot qui supporta très mal la canicule de l'été 1964 eurent raison de ce récit de la folie (Reggiani avait enregistré des phrases en complet verlan) qui devait s'intituler "Inferno", en référence à Dante et à La Divine Comédie. La cinéaste Nelly Kaplan, fine mouche, fit tout de même remarquer que les protagonistes avaient pour prénoms Marcel et Odette et qu'il était question de jalousie, comme chez Proust.
Pourquoi regretter cet Enfer qui porta la poisse à Clouzot ? Parce qu'il se serait agi du film d'une ambition artistique qu'on n'a plus jamais retrouvée ensuite et que ces recherches, contrairement à La Prisonnière, le dernier film d'un Clouzot très esthète, auraient peut-être dépassé l'exercice de style : il s'agissait ni plus ni moins de rentrer dans la tête du mari devenu fou. Sur les rushs, on perçoit cette paranoïa érotique, cette déliquescence, cet état de décomposition mentale que Chabrol, dans son remake, en 1993, avait tout de même parfois réussi à restituer.
D'autres images seront bientôt visibles : Bromberg, lorsqu'il aura fini d'explorer, avec sa jolie collègue, les 20 heures de bobines jusque-là bloquées pour des raisons juridiques, éditera un DVD. On attend.
Source : Le point.fr - François-Guillaume Lorrain - 17 décembre 2007
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