Source : Sceneweb - 02 décembre 2022
Entre farce et tragédie, entre oratorio et conversation de comptoir, la "Nuit" de Philippe Minyana adopte bien des formes. Malgré une interprétation pleine de talent et d’allant, elles restent à la surface des petites et les grandes peurs de l’humain qu’elles tentent de raconter.
La course initiale de Balthazar Gouzou autour d’un grand cercle vert occupant l’essentiel du plateau annonce un marathon semé d’embûches, et sans ligne d’arrivée. La "Nuit" de Philippe Minyana ne sera pas réparatrice, nous annonce ainsi d’emblée l’auteur et metteur en scène. Elle ne sera pas blanche non plus, nous renseignent juste après la chute de Balthazar les quatre comédiens qui viennent prendre place face à nous, mais plutôt zébrée, faite de stries d’ombres et de lumières complètement désordonnées. Exprimant chacun de petits plaisirs, de petites pensées tantôt gaies tantôt tristes, ne prêtant visiblement l’oreille à l’autre que pour mieux s’exprimer soi-même, Luce Mouchel, Jérôme Billy, Sarah Biasini et Florent Baffi campent par touches minuscules leurs personnages : Laura, Carlos, Edith et Ginon. Soit quatre personnes sans qualités particulières qui parfois se connaissent, parfois non. Soit un frère une sœur, ainsi qu’un couple qui s’aiment un peu, beaucoup, pas du tout. Les sentiments, dans "Nuit", sont profondément inconstants. Ils changent au fil du temps, qui est l’un des sujets de ce spectacle à entrées multiples, où l’on aurait aimé s’enfoncer. Où l’on ne fait hélas que papillonner.
Comme la plupart des pièces de Philippe Minyana depuis de nombreuses années, "Nuit" refuse de s’installer dans un seul genre, dans une seule tonalité. Si l’absurde des deux premières scènes persiste, c’est sous des formes sans cesse différentes : des partitions collectives faites de banalités bizarrement accrochées les unes aux autres, des moments chantés où même l’agonie d’un jeune homme semble pointer du doigt la grande drôlerie de l’existence, des dialogues où ne s’échangent que des quiproquos ou des invraisemblances… L’absence de linéarité, et même de cohérence de cette "Nuit", n’est toutefois pas son problème. Pour la plupart comédiens et musiciens, capables donc de bien des variations, de bien des métamorphoses, les interprètes du spectacle excellent dans le passage de l’une à l’autre de ses composantes. Là où ils peinent, en grande partie du fait d’une écriture qui les limite dans leurs explorations, c’est à donner une véritable profondeur à leur kaléidoscope, au spectre si large que l’on peine à en saisir l’objet.
Si, à travers des scènes montrant l’usure du couple que forment Edith et Ginon, d’autres où Laura se débat avec son corps vieillissant, ceux où le frère ne reconnaît plus sa sœur ou la femme son mari ou encore toutes les variations que connaissent tout au long de la pièce les relations entre les quatre protagonistes au fil de la pièce, le temps s’affirme comme un motif récurrent, d’autres sujets, nombreux, viennent en entraver le cours. Les difficultés de Carlos avec l’amour, la peine qu’ont ce dernier et sa sœur Laura à s’aimer bien qu’ils vivent ensemble – ou peut-être pour cette raison –, le souvenir d’Edith du moment où ses parents qui ne l’aiment pas la mettent à la porte, ou encore le dialogue de Ginon avec des arbres – il est garde forestier – se mêlent dans "Nuit" sans réussir à nourrir une réflexion précise. L’intervention régulière de Balthazar Gouzou et d’Emma Santini, qui jouent tous les deux plusieurs rôles secondaires (ils sont joggeurs, serveurs, promeneurs…), ne vient pas nous donner de sens de lecture. Au contraire, ces deux-là sèment la zizanie dans une pagaille qui aurait pu être la raison d’être de la pièce si elle avait été assumée. Mais le bordel de "Nuit" manque de folie.
Pour dire la fragilité et l’inconstance humaines, qui sont sans doute les motifs les plus récurrents de l’oratorio-cabaret-comédie de Philippe Minyana, les six comédiens ne s’aventurent jamais dans des contrées très sombres. Si Laura, Carlos, Edith et Ginon s’agitent beaucoup, s’ils changent souvent de place, c’est dans un cadre très restreint : celui de la morale bourgeoise, dont les petites cachotteries ne sont plus un secret au théâtre depuis longtemps . La sagesse du spectacle n’épargne pas sa dimension musicale, dont on aurait pu attendre quelques surprises, quelques envolées. Tout le monde a bien le rythme dans "Nuit", mais celui-ci n’est pas de ceux qui percutent ou qui dérangent. C’est une petite musique de nuit, une chansonnette qui ne dépasse jamais le stade de la petite grivoiserie. En se donnant des airs de jazz avec sa structure fragmentaire, hétérogène, la pièce créait pourtant un horizon d’attente autrement plus excitant. Plus que de l’atténuer, le plaisir évident qu’ont les comédiens à se promener dans "Nui"t a tendance à souligner sa pâleur : ils étaient prêts, sans doute, à beaucoup plus de trouble et de fureur.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr