Source : Un fauteuil pour l'orchestre - 30 novembre 2022
"Respire, prouve que tu existes, fredonnait France Gall, cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste […] au secours ! j’ai besoin d’amour" et on a envie de chantonner pour les encourager, les joggeurs de Philippe Minyana : ils courent à s’en faire péter les naseaux au bord d’un lac, et ça tombe et ça craque, comme s’ils pouvaient échapper à la camarde. C’est la ronde de deux couples, un jeune et un plus âgé le frère et la sœur. On les voit vieillir, s’aigrir, picoler, devenir moches, s’écouter parler –beaucoup–, désirer la femme de l’autre –un peu–, énumérer leur bobologie, une hanche par ci, une bronchite par-là, l’estomac qu’est pas droit, chercher l’amour, ne pas le trouver, le trouver mais ce n’est pas le bon. Ça pleure, ça rit comme autant de symptômes d’une émotion qui les déborde. Soixante ans de vie en 1 h 45…
Philippe Minyana portraiture ses congénères sublimes et grotesques. Il met en scène son dernier texte et quel texte ! du gâteau pour un comédien. Ses personnages disent tout, vraiment tout, la sexualité, le mariage, le dégoût de l’autre, la vulgarité du quotidien, les rêves de grandeur. Ils n’ont aucun filtre de langage, prennent parfois la pause pour dire quelque chose d’important et là ça devient franchement farcesque de banalité confite, comme un air déjà entendu dans la rue, les cafés, le métro. Ils radotent avec génie :
Carlos. – J’ai perdu ma mère mes dents mes illusions
Laura. – Pauvre type
Carlos. – Il y a exactement cinquante ans que je n’ai pas dit : Je t’aime
Gino. – Alors dis-le […]
Carlos. – Les filles sont plus belles le soir non ?
Le dramaturge a quelque du Cioran de "l’inconvénient d’être né" qui déclarait "Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance" avec l’exubérance en plus car ses héros ont un tel appétit d’expériences qu’ils ne céderaient leur place à personne. Un pessimiste d’une gaieté folle en quelque sorte qui célèbre la beauté du monde et le naufrage de la vieillesse.
Dans un décor industriel à la Boltanski il a tissé une sorte d’oratorio parlé chanté avec notamment deux barytons coutumiers des opéras mozartiens et comédiens Florent Baffi et Jérôme Billy. Ils glissent de la parole au chant avec la même intensité de jeu, les sentiments sont amplifiés comme un velours de satin. Sarah Biasini et Luce Mouchel sont au diapason de cette tragi-comédie musicale à la Jacques Demy, qui fait fi de tout réalisme. On n’oubliera pas de sitôt les monologues vachards comme un direct du gauche face public de Luce Mouchel, jusqu’au magnifique happy end choral des pieds nickelés de la modernité, qu’on laisse les spectateurs découvrir. "Ça chante, ça bouge, ça bruisse" sinon dit Minyana "c’est de la télé, du dialogue qui tombe comme une pierre dans la mare. Il n’y a pas de grâce".
Joggeurs ou non, si vous n’êtes pas réfractaires à l’auto dérision courrez –à petites foulées– à la Manufacture des œillets d’Ivry, vous reviendrez avec une furieuse envie de vivre et d’aller au théâtre. Chapeau bas à ces athlètes de la scène qui tournent en rond comme des rois !
Nuit, écrit et mis en scène par Philippe Minyanac
Compositeur et interprète des musiques : Nicolas Duclous
Lumière : Olivier Oudiou
Costumes : Charlotte Villermet
Scénographie : Simon Desplebin
Plasticien : Jean Paul Jouffroy
Graphisme : Jean Paul Dias
Avec Luce Mouchel, Jérôme Billy, Sarah Biasini, Florent Baffi, Emma Santini, Balthazar Gouzou
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