Source : CNC - 24 octobre 2022
Il y a un demi-siècle, Claude Sautet signait l’une des plus belles comédies sentimentales du cinéma français. Partagé entre Yves Montand et Sami Frey, le cœur de Romy Schneider n’a jamais cessé de battre la mesure.
1972-2022. Voilà donc cinquante ans que Rosalie n’arrive pas à se décider entre les deux hommes de sa vie. Le titre du cinquième long métrage de Claude Sautet semble toutefois avoir tranché pour elle : César et Rosalie. Sur l’affiche, le visage en mouvement de Romy Schneider (Rosalie) traduit indécision et vitalité. Derrière elle, par contraste, Yves Montand (César), yeux fermés, sourire satisfait, semble incarner la stabilité. C’est évidemment un leurre. Quoi qu’il en soit, il manquera toujours David (Samy Frey) dans l’équation. L’amant revenu du passé semble, en effet, à jamais écarté de la mémoire collective qui n’a d’yeux que pour les deux superstars françaises de ce début des années 70. Cinquante ans pourtant que «César aime Rosalie, David aime Rosalie, Rosalie aime David et César.» David est aussi intello et ténébreux que César est hâbleur et terrien. Le premier est dessinateur de bande dessinée, l’autre, ferrailleur. L’un «crée», l’autre «détruit». Rosalie aime le chaud et le froid. César, David et Rosalie portent leur singularité en bandoulière. «D’où sont venus les prénoms des personnages ?» demande Michel Boujut à Claude Sautet dans les célèbres entretiens (Institut Lumière/Actes Sud). Réponse : « Rosalie, ça venait d’une chanson d’avant-guerre : «Rosalie, elle est partie. Si tu la vois, ramène-la-moi...» César, c’est un nom de matamore (...) David, je ne sais plus, la consonance musicale, peut-être, ou David contre Goliath. »
«César et Rosalie», c’est donc l’histoire d’un amour a priori impossible. Une femme déjà attachée à un homme voit débarquer dans sa vie un ancien amant, succombe à nouveau, et refuse de choisir. L’homme trompé voyant sa femme lui échapper se bat comme un beau diable pour redorer un blason qu’il croit abîmé. L’amant observe cette débandade, avant de prendre part à la bataille. «César et Rosalie» est l’un des plus beaux triangles amoureux du cinéma français. Un triangle qui en rappelait forcément un autre, Jules et Jim. «Il [François Truffaut] m’avait dit, qu’à son avis, il n’y avait rien de commun entre les deux films, explique Claude Sautet à Renée et Claude Beylie dans Écran 72. Il a raison. Dans Jules et Jim, il y a d’abord deux amis. Quand la femme arrive, c’est la guerre. La femme est signe de mort, de fatalité mortelle. Dans «César et Rosalie», c’est rigoureusement l’inverse. Il y a au départ des personnages qui ont des rapports de force. Ce sont des rapports chauds, animaux presque. Et Rosalie est signe non de mort, mais de vie ! Elle ne souhaite que la vie pour tous les deux, elle ne leur donne de l’amour que pour qu’ils aient plus de vie.»
Deux solistes
Mais avant même «César et Rosalie», il y a d’abord Claude et Romy. Ces deux-là se sont croisés dans un studio de cinéma à Boulogne-Billancourt au début de l’année 1969. Romy Schneider assurait alors le doublage en anglais de "La Piscine", le thriller dramatique de Jacques Deray qui allait relancer sa carrière. Claude Sautet a toujours parlé «d’apparition» évoquant ce moment où il voit débarquer pour la première fois celle qu’il reconnaît à peine derrière ses lunettes noires. Entre eux, débute ce jour-là un amour de cinéma. Deux solistes pour un quintet : "Les Choses de la vie" (1970), "Max et les ferrailleurs" (1971), "César et Rosalie" (1972), "Mado" (1976) et "Une histoire simple" (1978).
"César et Rosalie" est un projet qui revient de loin. Comme l’explique Jean-Pierre Lavoignat dans son ouvrage consacré au duo, Romy/Sautet (Éditions de la Martinière) : «Le triomphe des Choses de la vie et le demi-succès de Max et les ferrailleurs, coup sur coup, ont donné des ailes à Claude Sautet. Il n’hésite pas longtemps pour se lancer dans un nouveau film, et choisit de reprendre un projet personnel qu’il a depuis longtemps, avant même qu’il ne tourne son premier film, et qui s’est d’abord appelé Le Coup de foudre.» C’est l’agent du cinéaste et de l’actrice, Jean-Louis Livi, par ailleurs neveu d’Yves Montand, qui a réveillé cette eau qui dormait. Cette «vieille» histoire a été entièrement remaniée avec l’aide du complice Jean-Loup Dabadie. Reste une météo agitée. «Trois personnages sont secoués par l’amour. Ils passent tour à tour de l’euphorie à la fureur, du rire aux coups bas. Ils ne sont jamais neutres», écrit Claude Sautet dans la note d’intention qui accompagne le premier scénario original de sa carrière.
Plusieurs visages
"César et Rosalie" a eu plusieurs visages. D’abord Vittorio Gassman ou Jean-Paul Belmondo pour lui, Brigitte Bardot et surtout Catherine Deneuve, pour elle. Sautet a d’ailleurs attendu jusqu’à la dernière minute la réponse de la comédienne avant de se tourner vers sa muse. Ce qui fera dire à Romy Schneider dans une lettre adressée au cinéaste : «Je dois te préciser tout de suite que je ne serai pas Rosalie, mais je serai TA Rosalie.» Et d’ajouter, dupe de rien : «Par ailleurs, je sais très bien que Madame Deneuve a refusé le rôle.»
Qui est au juste cette Rosalie ? Le coscénariste du film, Jean-Loup Dabadie, n’est tout d’abord pas parvenu à la cerner, ne voyant dans ses errements du cœur que les caprices «d’une emmerdeuse». «Il m’est arrivé pendant la préparation de la prendre en grippe, concède-t-il dans L’Avant-Scène Cinéma (...) Nous nous sommes accrochés rudement avec Sautet à ce sujet. Jusqu’au jour où il m’a complètement débloqué en me disant : "Rosalie, tu sais ce que c’est au fond ? C’est tout simplement une femme emmerdée !" D’un seul coup, j’ai vu clair, et c’est reparti...»
Dans le livre Romy/Sautet, Isabelle Huppert qui jouait la jeune sœur de Rosalie et trouvait là l’un de ses premiers rôles à l’écran, se souvient de sa rencontre avec Romy Schneider : «Elle avait ce sourire si lumineux, elle savait en jouer, le faire apparaître et disparaître, comme un ciel qui s’éclaire et qui, soudain, s’assombrit. Elle jouait beaucoup de ces contrastes permanents sur son visage. Ce n’était pas une actrice qui compose ou qui se cache.» À l’écouter, on ne sait pas très bien si l’actrice évoque ici Romy ou Rosalie.
Ne pas perdre la face
Quant à Yves Montand, soucieux de ne jamais perdre la face devant comme derrière la caméra, il s’assure que son César ne se laissera pas marcher dessus. Le rôle exige faconde et grandiloquence. Montand a ça en lui. Il fallait juste que son naturel revienne au galop. «[Claude Sautet] m’a vraiment percé à jour, à mon insu, si je puis dire (...) Il a su utiliser ce qu’il fallait pour son personnage : à la fois une grande santé et cette grande naïveté. Il a fait aussi ressortir tout un côté méridional, ce qui a conduit certains journalistes à me comparer, à tort, à Raimu (...) Il y a des rôles, comme ça, qui vous libèrent et vous enrichissent», lit-on dans la biographie de l’acteur par Alain Rémond (Veyrier).
Samy Frey, lui, est jusqu’ici resté muet quant à ce film qu’il hante pourtant de toutes parts de sa grâce ombrageuse. Dans son ouvrage, Jean-Pierre Lavoignat s’interroge : «À l’avant-première du film (...), tout le monde remarque l’absence de Sami Frey. Tourne-t-il ? Joue-t-il au théâtre ? En veut-il toujours à Sautet de ses mouvements d’humeur ? Est-il agacé par les critiques où l’on ne parle que de Montand ?» Claude Sautet avait prévenu le trio avant de s’engager dans l’aventure, mettant en exergue de son scénario : «Ce film devra être tourné à la température d’un coup de foudre. Il s’agit d’une histoire tragi-comique, cruelle et violente, qui doit être menée au grand galop.» Ou encore : «Obtenir au tournage quelque chose d’à la fois sensuel, musical et moral.»
Cinquante ans donc. Les accords tour à tour tempétueux, répétitifs et mélodieux de Philippe Sarde accompagnent toujours les circonvolutions du cœur. Les orages sont passés. Ils se réinvitent souvent. Outre son succès en salles (2,5 millions d’entrées), le film passe et repasse à la télévision, sans jamais lasser. Un film de chevet. Indémodable.
CÉSAR ET ROSALIE
Réalisation : Claude Sautet
Scénario : Claude Sautet, Jean-Loup Dabadie, Claude Néron
Avec : Romy Schneider, Yves Montand, Sami Frey, Bernard Le Coq, Isabelle Huppert…
Production : Fildebroc, Mega Films, Paramount-Orion Filmproduktion
Distribution : Les Acacias
Sortie en salles le 27 octobre 1972