Article intérieur : 10 pages |
Source : Paris Match - 05 août 2022
Elles nous ont tant fait rêver. Leur mort a été un coup de tonnerre. De Monaco à Hollywood en passant par Buckingham Palace, retour sur ces jours qui les ont vues disparaître. Cette semaine, Romy Schneider, morte le 29 mai 1982.
Elle est allongée par terre, ou sur son lit, aucun témoin ne s’en souvient. Le seul qui doit savoir, Laurent Pétin, son dernier amant et son dernier ami, se tait depuis quarante ans. Il garde dans son cœur le souvenir de ce moment-là, atroce et irréel comme tous les instants qui suivent la mort. On peut lui donner raison. En ne disant rien par respect pour elle, il laisse planer le mystère, flotter le voile d’Isis.
Elle est allongée par terre, sur la moquette triste, ou sur son lit défait, peu importe. Il fait beau ce matin de printemps, mais la lumière pénètre mal dans cet appartement moderne, "sans âme" d’après les témoins nombreux à s’entasser ici. Plusieurs voitures de police attendent sur le trottoir de la petite rue Barbet-de-Jouy devant le numéro 11, un immeuble 1970 avec balcons en acier brossé et Plexiglas. Depuis l’accident de David, son fils de 14 ans, l’année précédente, Romy Schneider a changé vingt-huit fois de domicile; fuite en avant. La mort lui avait fixé rendez-vous, ici, dans ce dernier "camping" prêté par le producteur Tarak Ben Ammar. Sous les arbres du musée Rodin où les pigeons roucoulent d’ordinaire, on entend des bruits de voix, des ronronnements de moteur inhabituels.
Dans la chambre éclairée par une lampe de chevet bien qu’il soit 10 heures, deux hommes sont occupés à une troublante cérémonie. Ils déshabillent cette femme. Ils mettent à nu ce corps fatigué par la vie, marqué de plusieurs cicatrices. Elle a les yeux fermés, son visage est gris, les yeux aigue-marine ne brilleront plus jamais, une déesse morte. Sur les murs, des portraits de David, à son chevet, une bouteille de bordeaux vide et un verre. Le plus jeune des deux se prénomme Laurent, comme l’amant de la star. Il est très ému, ses mains tremblent un peu. Aujourd’hui encore, il évoque cette scène avec une sorte de curiosité naïve. Violaine de Montclos, dernière biographe, l’auteure du sensible "Adieu Romy", s’étonne encore elle-même de la vision "particulièrement floue et romantique" de l’officier de justice.
Suicide ou malaise cardiaque ? Laurent Davenas est alors substitut du procureur de Paris, chargé de la section crimes et délits flagrants. D’ordinaire, il ne se déplace pas pour un suicide, mais là, il s’agit d’une star. Après Pétin, c’est ce second Laurent qui achèvera de verrouiller le secret en refusant l’autopsie. Une décision motivée par le désir de laisser intact le corps de celle qui s’est appelée tour à tour Sissi, Marianne, Lily ou Rosalie mais que les Français appellent tendrement "Romy".
Une voix d’homme résonne dans la pièce à côté. Une voix connue, flic ou voyou? Les deux, mon capitaine, c’est celle d’Alain Delon. L’ex-fiancé est hystérique, il accuse les socialistes au pouvoir et le fisc français d’avoir cassé sa Puppelé ("petite poupée"). Il a raison et tort à la fois : le redressement fiscal colossal (5 millions de francs de l’époque) dont elle est l’objet n’a sûrement pas aidé Romy Schneider à voir la vie sans souci, mais les persécutions datent d’avant l’élection de Mitterrand. L’enquête avait commencé en 1978. C’est Giscard, ancien inspecteur des finances, qui avait lancé la mode de la chasse aux stars dès 1975.
S’est-elle suicidée ? Elle ne s’était jamais remise de la disparition de son fils, David, atrocement empalé par accident sur les grilles de la maison familiale de son mari. Le jour de la mort de Romy, tout le monde le disait, la rumeur mais aussi les radios, même si Christine Ockrent, le soir même du 29 mai 1982, au 20 heures d’Antenne 2, avait corrigé le tir, accusant un accident cardiaque dû à sa mauvaise hygiène de vie (mélange de barbituriques et d’alcool). Quarante ans après, on se montre encore plus prudent, voire arrangeant ; on enjolive. Surtout en France, contrepoint de la presse teutonne, toujours trash avec elle. L’alcoolisme de Romy, sa dépendance aux somnifères et aux amphétamines (du Captagon fourni par la pittoresque Marlène Dietrich) sont gommés au profit de son mythe. En 2018, lors de la sortie de "3 jours à Quiberon", beau film allemand mettant en scène la déchéance de Sissi, Sarah, sa fille, a protesté.
Elle s’est appelée tour à tour Sissi, Marianne, Lily ou Rosalie mais, pour les Français, elle était Romy.
Pour elle, il s’agit d’une fiction et non d’un biopic. Rien de vrai dans l’alcoolisme de sa mère, des «fantasmes» de gens qui l’ont croisée une fois. À en croire "Romy, femme libre", dernière hagiographie en date, un documentaire bien illustré, bien pensé et bien-pensant, présenté cette année à Cannes, l’héroïne de "La passante du Sans-Souci" était une femme blessée mais forte, elle avait des projets. À voir son visage marqué des derniers jours, on peut en douter. Romy était une séductrice, elle n’avait pas l’arrogance politique, l’arrivisme d’une Simone Signoret ou d’une Jeanne Moreau. Mais l’Allemagne en elle, naturelle et puissamment organisée malgré cette fuite en avant, était inoxydable. Peut-être seraitelle devenue au côté de Magda la brune, sa mère qui lui survécut longtemps, en Bavière ou en Suisse, la «mémé cultivant son jardin», ce personnage de Colette qu’elle évoquait moitié par humour noir avec Michel Drucker lors de sa dernière interview, dans Paris Match, un mois avant sa mort. À cet égard, la dernière phrase de l’interview est limpide : "Moi, j’aime les hommes, je ne peux vivre sans eux […], si le succès s’arrêtait je connaîtrais une immense solitude". Amoureuse des hommes, fascinée par leur voyouterie de chat sauvage (Delon bien sûr, mais aussi Biasini, son second mari, père de sa fille), ce garçon manqué qui payait la note au restaurant, fumait comme un pompier et marchait comme un soldat est morte en femme-objet comme Marilyn.
Depuis ses débuts en 1953, l’enfant-star avait connu plusieurs carrières, beaucoup d’amour et de haine. Il y avait eu la sucrée "Sissi", la tentative américaine (oubliée, à part la pochade "What’s New, Pussycat?" avec Peter O’Toole), un passage réussi chez Orson Welles («Le procès») et enfin l’apothéose grâce au rôle de Marianne dans "La piscine" et l’enchaînement des succès de Claude Sautet. En devenant actrice française, la princesse de conte de fées était devenue star. Romy ne forçait pas le respect dans un monde d’hommes, tour à tour cinéastes manipulateurs ou comédiens simplement grossiers. Quelques années après la fin, Jean-Luc Godard dit à Alain Delon au moment du tournage de "Détective" que "Romy s’était suicidée parce qu’elle n’avait pas fait un seul bon film", contrairement à Delon qui en aurait (d’après le même) trois à son actif («Rocco et ses frères» de Visconti, "L’éclipse" d’Antonioni et "Monsieur Klein" de Losey). C’était volontairement cruel pour elle, pour Sautet, Zulawski, Deray, Clément et les autres, et surtout injuste à considérer le plaisir de certaines scènes des "Choses de la vie" ou de "La piscine".
Aujourd’hui, quand les films de Romy datent d’aussi longtemps que ceux du cinéma muet à son époque, les images comptent plus que la valeur ou la prétention du réalisateur. À la différence des stars hollywoodiennes du muet, Romy est incarnée, comme Bardot, plus encore peut-être. Le "Gratte-moi le dos, il n’y a que toi qui sais…", réplique inaugurale de "La piscine" de Deray, n’est-il pas un hommage au "Tu les aimes, mes fesses ?" lancé par Brigitte au début du "Mépris". À la revoir sur Netflix bouger dans ses atours de 1969- 1970, on ne peut qu’être saisi par la densité plastique de sa chair, cette splendeur charnelle, l’extraordinaire limpidité de ses yeux (on capte derrière l’iris l’âme prisonnière) et son jeu diabolique. Le couple – une bête à deux dos – qu’elle forme avec Delon et celui – plus joué, plus trouble – qu’elle mime magistralement avec Piccoli contiennent, à bien les regarder au ralenti, toute l’essence de la personne.
Il existe un petit film d’actualité de juillet 1968, Delon venant chercher Romy à l’aéroport de Toulon, comme naguère il était venu l’accueillir à Orly, débutant poussé par les producteurs avec un gros bouquet de roses rouges (elle l’avait trouvé risible) ; là non, c’est la revanche du "Félin" devenu superstar qui vient repêcher sa poupée. Vêtu d’une chemise noire et d’un blouson de vinyle noir, les cheveux noirs, il est sublime, s’est fait celui que Romy désirait être. Dans cette séquence, l’essence démoniaque des deux êtres est interchangeable. Voilà l’androgyne ! Androgyne Romy ? On se surprend à se demander ce que cette partisane de l’avortement aurait pensé de la PMA pour femme seule. Du mal sûrement, car elle prenait volontiers le parti des hommes, malgré des déceptions nombreuses dans ce domaine. On en a fait récemment à Cannes une "icône" du féminisme selon le terme consacré, erreur historique d’un monde du cinéma devenu si puritain et moral en comparaison de celui d’il y a quarante ans.
Schneider signifie "tailleur" en allemand comme "Tailor" en anglais : Richard Burton, mari d’une fameuse Elizabeth "Tailleur", lui taille un costume dans son journal. À un ami qui lui dit de se méfier sexuellement d’elle sur le tournage de "L’assassinat de Trotsky", l’ivrogne gallois répond : "C’est plutôt Jo Losey qui va devoir garder les mains sur sa braguette. Après tout, c’est lui le réalisateur". Et l’autre de renchérir : "Fais gaffe à Romy, c’est le genre à venir un jour où elle ne tourne pas sous prétexte de t’observer travailler parce que tu es un grand acteur". L’échange en dit long sur la mentalité virile et les rapports hommes-femmes en 1970. Il fallait aux femmes, même monstres sacrés, composer, ruser, se laisser prendre tout en méprisant et en étant quand même un peu séduites ou du moins en le faisant croire. Putain respectueuse. On voit cette violence partout dans les mémoires de Bardot et dans les yeux de Romy. En lisant cela, je pense à Lily, la prostituée de "Max et les ferrailleurs". Une robe rouge, un trench ciré, du Saint Laurent haute époque, un Sautet un peu corniaud, du sous-Melville, mais elle, une fois de plus, elle irradie.
"Au cinéma, je sais toujours quoi faire, dans la vie jamais", disait-elle. Première scène où Piccoli la monte à l’hôtel. Il paye "30 000 balles", 300 francs pour rien, "passer un moment". Elle trouve ça nul, elle méprise un peu ce drôle de client, mais en même temps, sa curiosité est aiguisée. C’est faux, jamais une prostituée ne pense comme ça, mais c’est vrai parce que c’est elle qui se donne derrière Lily. Pour "trente mille balles" (50 euros), on voit Romy toute nue, même (surtout) parce qu’elle n’enlève pas sa robe. Magistral aussi, le changement d’humeur à l’égard de son amant gentil tocard et même pas maquereau (Bernard Fresson), Sautet est bien supérieur à Godard pour filmer les mille nuances du mépris féminin. Ou alors est-ce Romy? Elle a les yeux là où Bardot se contente d’une moue. "Les gens qui donnent l’impression de pouvoir fondre en larmes en même temps qu’ils rient de bon cœur ont beaucoup de charme", disait à propos d’elle un écrivain français.
Elle disait : "Au cinéma, je sais toujours quoi faire, dans la vie jamais". La même Bardot avouera après sa mort : "Dès le premier soir où nous avons discuté et sympathisé à Saint-Tropez au restaurant Le Vieux Moulin, elle m’a paru d’une lucidité farouche par rapport à ce métier et aux gens qui l’exerçaient. C’est cette lucidité qui nous a rapprochées et réunies et qui a fini par la détruire".
Bardot la frimeuse aimait croquer les minets (et aussi ses "amazones" comme elle surnommait la petite bande de filles qui l’entourait). Romy la sensuelle goûte les mâles un peu plus agressifs, tel Daniel Biasini, le second mari mal connu et vilipendé par la presse allemande. En 1982, après les obsèques, sonne l’hallali. Le magazine "Stern" s’occupe de régler les comptes de Romy.
D’après cette enquête, la princesse ruinée de "Sissi" (2300 francs suisses en solde créditeur le jour de sa mort) aurait passé sa vie à se faire escroquer par les hommes. Faussement compatissant, le journaliste déballe le linge sale, "Daddy" Blatzeim, le beau-père abusif et escroc, et les deux maris. Le premier, Harry Meyen, dramaturge suicidé (le père de David), prend cher. Il aurait obtenu au moment du divorce 1400000 deutschemarks qu’il aurait placés au nom de David. Le second (et qui a le malheur d’être français, brun et beau gosse), encore plus. À en croire "Stern" repris par Paris Match, les trois hommes auraient vécu aux crochets de la gagneuse. Avec un traitement particulier pour le père de Sarah. Paris Match accorde un droit de réponse au veuf qui envoie sa feuille d’impôts. Le fisc lui réclame un peu plus de 9 millions de francs. Dont les fameux 5 millions de pénalités pour suspicion de fraude fiscale qui ont fait bondir le félin Delon le jour de la veillée funèbre.
Marc Lambron, de l’Académie française, était jeune conseiller d’État à la fin des années 1980. C’est lui qui a été chargé de juger en dernière instance des poursuites du fisc, et il me donne la résolution de cet imbroglio financier. Quelques années après la mort de sa femme, Daniel Biasini a gagné contre le fisc, qui n’a pas pu prouver la réalité de la fraude. Lambron a vu les pièces du dossier : "Pour un jeune romancier, c’était extrêmement émouvant de manier les notes de la Tour d’Argent et autres reliques de Romy Schneider, plus de cinq ans après sa mort".
Par Simon Liberati
Commentaires