Source : Causeur - 23 mars 2022
"Un visiteur inattendu" d’Agatha Christie
mis en scène par Frédérique Lazarini
trouble l’Artistic Théâtre de la rue Richard Lenoir
Le cinéma est-il toujours cet art du divertissement ? Le transport vers une évasion garantie ? Le carburant nécessaire à notre imaginaire à la peine ? On s’y ennuie souvent pour répondre favorablement à cette triple interrogation. Que de voyages en deuxième classe, assommants et vains, avons-nous été obligés de supporter dans les fauteuils rouges des salles obscures, ces derniers mois ! Parfois, le public sort exténué de ces ballotages incessants, entre la pauvreté du dialogue et la frénésie d’action, entre la pesanteur du propos et l’absence de justesse ; le ridicule des gestes apprêtés et le détestable entre-soi sonnent aujourd’hui terriblement faux.
Dans sa volonté démonstrative, le cinéma a perdu depuis longtemps la bataille de l’émotion sincère. Nous sommes las de ces mascarades et de ces injonctions. Il faut être généreux et insatisfait de soi-même pour toucher la vérité d’un personnage, sinon on le trahit indubitablement. Le cinéma est trop enfiévré par sa puissance pour incarner sans grossir le trait, pour extraire le spectateur de son quotidien sans faire usage d’artifices indignes. Et notre époque n’est guère aimable avec son prochain, elle est bavarde et sentencieuse. Comme si le septième art était devenu incapable de percer les mystères de l’âme humaine, du moins s’en approcher à pas feutrés.
Fausses pistes et galerie de mauvaises pensées
En ces temps de crise, le spectateur aspire donc à fuir l’actualité, à s’autoriser une échappatoire, prendre un chemin vicinal et oublier durant une heure et demie le fracas du monde. Ne plus penser à la pandémie, à la guerre et aux candidats, partir ailleurs, goûter une autre atmosphère, humer une terre nouvelle, par exemple, celle de la campagne anglaise balayée par des vents violents, une nuit opaque quand un inconnu vient toquer à la porte de votre bâtisse. Le crime peut alors commencer à dérouler son intrigue, ses fausses pistes et sa galerie de mauvaises pensées. Le théâtre, avec sa vieille pelisse rapiécée de toutes parts, réussit encore cet exploit-là : feindre la réalité pour mieux la saisir, perturber le spectateur et l’amuser, le faire monter dans le grand huit des sentiments contradictoires. Qui a tué le détestable Mr Warwick ?
La reine du trouble intérieur et du meurtre ménager vient encore de frapper, cette fois-ci, dans le XIème arrondissement. Elle est pourtant morte depuis 1976. Agatha Christie nous donne rendez-vous à l’Artistic Théâtre de la rue Richard Lenoir dans une pièce mise en scène par Frédérique Lazarini et scénographiée par François Cabanat. « Un visiteur inattendu », œuvre de la prolixe romancière anglaise, a été écrite en 1958. Elle n’a rien perdu de son humeur assassine et de son romantisme ébréché.
Lazarini a construit cette adaptation en s’appuyant sur la version française de Sylvie Perez et Gérald Sibleyras, les Smith & Wesson de l’écriture policière. Ces deux-là sont bien plus que des traducteurs, ils sont passés maîtres dans la tension dramatique. Ce sont d’admirables diffuseurs d’ambiance équivoque. À dire vrai, je me rendais ce soir-là au théâtre, avec l’entrain d’un futur électeur à la présidentielle. Après avoir effectué trois changements de métro, je marchais sur le trottoir, il pleuvait mollement sur la capitale, même les sirènes des voitures de Police traversant la Place de la République manquaient de vocalises. Je n’étais vraiment pas au meilleur de ma forme psychologique. Je pensais déjà aux lointaines vacances d’été et aux tarifs démesurément bas de mes piges.
Atmosphère poisseuse
Je me suis installé, comme à mon habitude, au fond et sur le côté droit, en bête traquée. Et j’ai oublié ma léthargie ambiante au premier coup de feu. D’abord, il y a cette lumière pesante et immédiatement après cette atmosphère poisseuse qui s’installe dans la salle, s’infiltre en vous, par des bruits extérieurs et un ton délicieusement vintage. Le crime peut alors tisser sa toile d’araignée. La réussite de cette pièce qui est prolongée jusqu’au 30 avril tient à son mouvement de balancier perpétuel qui met à mal chaque certitude acquise. Agatha nous immerge dans une riche famille dysfonctionnelle qui a la haine en héritage. Tout le monde est coupable à un moment ou un autre.
Cette virtuosité-là, haletante et rieuse, déchirante tout en conservant une sobriété dans les éclats, nous est transmise par une troupe de professionnels attentifs. D’excellents comédiens qui jouent leur partition sans dériver, sans pervertir le texte, sans le boursoufler. Dans ce thriller à tiroirs, Pablo Cherrey-Iturralde (Jean Warwick) est saisissant de versatilité, Cédric Colas (Michael Stocker) est un bon samaritain inquiétant, Antoine Courtray (Henry Gove) incarne un infirmier torve semblant sortir d’un épisode du Prisonnier, Stéphane Fiévet (L’inspecteur Thomas) se prend pour un commissaire Bourrel à la sauce Worcestershire, Emmanuelle Galabru (Mlle Bennett) sait mieux que personne filtrer une douceur légèrement amère derrière une apparente froideur, Françoise Pavy (Mme Warwick) est une mère époustouflante par sa présence scénique et Robert Plagnol (Julian Farrar) donne à cet homme politique fat une rigueur déboussolée. Et puis, il y a Sarah Biasini (Laura Warwick), la veuve désirable et perdue, dont chaque mot prononcé vient réveiller notre torpeur.
Thomas Morales
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