Source : Première.fr - 09 février 2021
L'un des plus grands scénaristes du cinéma français vient de mourir. Il y a deux ans Jean-Claude Carrière revenait pour nous sur ce film mythique de 1969...
Les images sont en noir et blanc. Le grain de la pellicule trahit le temps passé. Rien n’empêche d’y ajouter les couleurs du présent. Le 12 août 1968 sur l’aéroport de Nice, un petit coucou en provenance de Berlin se pose. Alain Delon, 33 ans, beau comme un camion, fait les cents pas entouré de journalistes. Romy Schneider, 30 ans, s’apprête à débarquer. Dans quelques jours, ils vont débuter le tournage de La piscine, un thriller ensoleillé signé Jacques Deray. Sur la piste d’atterrissage, Delon a eu le temps de prévenir l’assemblée : «Romy est devenue une femme. Ce n’est plus une jeune fille, ce n’est plus Sissi cette fille avec les joues bien rondes… D’ailleurs vous allez vous en apercevoir tout à l’heure.» Tout à l’heure, c’est maintenant. Romy descend les quelques marches dans une robe sans manches. Elles portent des gants blancs comme une reine en voyage officielle. Souriante et belle, les gestes sont pourtant hésitants, presque gauches. Cela rajoute au charme de cette réapparition. En bas, sur le tarmac, Delon chemise ouverte, cheveux au vent, n’a pas de fleurs à la main. Les roses, c’est du passé. 10 ans déjà, que Delon, alors jeune premier débutant, attendait dans un autre aéroport, la même femme, déjà star, qui l’avait choisi sur une simple photo pour être son chevalier servant à l’écran. «Son personnage sonnait faux ! avait alors pensé Romy Schneider. Il était trop bien coiffé, trop bien habillé, avec son costume très à la mode. Même le bouquet de roses qu’il avait à la main était trop rouge.» Ca n’avait pas empêché ces deux-là de s’aimer. Puis de se quitter. Delon avait posé des roses près de sa lettre de rupture. Aujourd’hui, les rôles se sont presque inversés.
A Nice, Romy touche enfin terre. Delon la couvre de baisers, l’enlace pour mieux la protéger. L’allure est décontractée mais les lèvres pincées trahissent l’émotion. Un journaliste s’approche de l’étreinte : «Vous êtes émus ?» Alors que l’allemande suffocante acquiesce maladroitement, le français, sûr de lui, bombe le torse et recadre «Vous aussi vous êtes émus derrière ce micro !» Delon, l’œil pétillant regarde l’objectif d’un air entendu. Il a conscience que ce qui se joue là, appartient déjà à la légende. Ces retrouvailles tout le monde en rêvaient. Romy et Alain, le couple star d’un temps pas si lointain. Elle, a depuis choisi l’effacement et une vie rangée à Berlin. Lui, l’omniprésence. Delon est une star. C’est lui qui a téléphoné à Romy pour lui demander de revenir en France et d’imprimer à nouveau la pellicule de sa puissante beauté. Au départ les producteurs ont fait la moue à l’idée d’engager une comédienne un peu oubliée. Mais Delon peut tout, alors "Sissi" - qui n’est plus "Sissi" donc - rapplique illico. Delon rallume les flammes que l’on croyait éteintes. Bientôt, entre eux, ce sera torride. Une histoire d’eau avec beaucoup de remous. Comme avant. Ou presque.
"Deux trous du cul!"
Dans sept jours sous le soleil à Ramatuelle exactement, ils seront donc Marianne et Jean-Paul pour la caméra de Jacques Deray qui adapte un roman de Jean-Emmanuel Conil (aka Alain Page pour les férus de romans noirs). Jean-Paul et Marianne, sont beaux, ils s’aiment, se la coulent douce au bord d’une villa avec piscine, font l’amour l’après-midi avec la grande bleue en toile de fond. A la surface de l’eau tout est luxe, calme et volupté, jusqu’au jour où débarque le flambeur Harry (Maurice Ronet) et sa fille, tout en grâce et discrétion (Jane Birkin, 22 ans, déjà muse de Serge Gainsbourg). Tensions, jalousie, séduction et… plongeons dans la piscine. La présence de Ronet dans ce tableau, invite aussi aux souvenirs. "Plein soleil", 1960, René Clément d’après un thriller de Patricia Highsmith. Delon et Ronet, sur un bateau. Ronet tombe à l’eau. Qu’est-ce qui reste ? Une virilité exacerbée. Marie Laforêt, leur partenaire féminine du film de Clément, garde un souvenir mitigé des deux mâles, "Alain Delon et Maurice Ronet étaient si prétentieux... si méprisants: Deux trous du cul!" Balles neuves. Les deux trous du cul ne se sont pas assagis, mais Romy n’en souffre pas. De ce tournage, le tranquille Jacques Deray assure : «Il y a le soleil, la piscine, les acteurs sont là, tout le temps, il n’y a pas de plan de travail compliqué. Il n’y a pas de tension entre les acteurs, chacun vit à sa façon, à son rythme. Le rêve !» A Paris, toutefois, il y en a un qui angoisse sévère à l’idée de voir sa Jane passer son temps entre les deux loustics. C’est Gainsbourg. L’homme à la tête de chou est prêt à descendre dans le Sud avec sa Rolls et son flingue, « S’il y en a un qui touche à Jane, je le bute ! » dit-il à son ami producteur Pierre Grimblat. «Ce n’est pas tellement Delon qui me fait peur, mais Ronet… Celui-là, avec son air de ne pas y toucher !»*
RAS, côté potins sur le tournage de "La piscine". Cela n’empêche pas le sexe de transpirer par tous les pores de la pellicule. Au générique, on voit d’abord dans le reflet d’une eau dormante, des colombes gazouiller sur les branches d’un arbre. La musique un tantinet emphatique de Michel Legrand arrête soudain ses chœurs assommants. On trouve Delon couché sur le bord du bassin. La peau mate. Les tétons au garde à vous. Romy Schneider, le corps ruisselant après baignade, se colle au corps de l’Apollon qui embrasse goulument sa partenaire. Puis d’un geste habile lui dégrafe le haut de son maillot de bain. «Gratte-moi le dos ! Aaaaaah, personne ne le fait comme toi !» Soupirs. Il y a belles lurettes que les blanches colombes se sont envolées. Mais nous sommes au cinéma, et un coup de téléphone arrête l’étreinte. A l’autre bout du fil, c’est Ronet qui annonce son arrivée. Finies les bêtises. Après les ébats, le fracas. Bientôt, un plouf irréversible et le bleu du ciel chassé par le vent de la nuit.
«Et puis, je suis tombé dans le piège tropézien...»
La nuit justement parlons-en. Les heures sombres du «noir». A la base, de ces eaux peu dormantes, il y a d’abord l’imagination d’un romancier, Alain Page, qui porte bien son pseudo. Dans les sixties l’homme a déjà beaucoup noirci du papier comme d’autres enfile des perles. Des «petits» romans noirs aux titres plus ou moins fleuris : "Les confettis par la racine", "Amour police et morgue", "Le vaudou est toujours dehors", "La tête froide", "Le yacht noir", "Cherchez la fille", "A pleine dents", bientôt "La piscine" donc, un peu plus tard "Tchao pantin". Page est un aspirant dandy qui traîne alors à Saint-Germain-des-Prés quand le quartier voulait dire encore quelque chose et que les touristes s’appelaient Boris Vian, Jean Cocteau, Jean Marais, Jean-Paul Sartre, ou encore Françoise Sagan. Aujourd’hui, l’homme a rangé sa Remington portative dans le Loir-et-Cher mais se souvient encore très bien des «environs de la Seine» avant la fièvre 68 : «C’est Jacques le frère de Françoise Sagan qui m’a introduit dans la bande, explique-t-il au téléphone d’une voix à peine éraillée malgré les années. Et puis je suis tombé dans le piège tropézien. C’était l’été 64, nous sommes tous descendus dans ce petit port qui faisait rêver tout le monde. Nous vivions en vase clos. Nous faisions tout, ensemble : boire, manger, rire, s’ennuyer et même baiser !» A Saint Trop’ le bon goût impose des règles et des endroits bien précis : la brasserie Sénéquier, Tahiti plage, L’Esquinade dès la tombée de la nuit. Il y a aussi les très gros bateaux et les murs d’une belle villa pour respirer à l’abri des vulgaires. «Pour quelqu’un qui observe ça de l’extérieur, c’est le rêve. Il veut à tout prix y entrer. De l’intérieur, ça peut vite devenir pesant voire étouffant. On a de furieuses envies de prendre l’air !» L’air pour Page passe par la plume. Et cette idée toute bête mais géniale : faire du «noir» dans un lieu gorgé de soleil. Un crime au sein d’une faune indolente et insouciante qui soudain quitterait les rives du rêve pour nager en plein cauchemar. Exit les ports brumeux, les rues sombres éclairées par des réverbères, les trench-coats trempés par la pluie comme dans les romans de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou David Goodis mais une villa dans le Midi, des maillots et une lumière saturée d’ultraviolets. Page écrit vite et bien.
Ça commence comme ça : «Jean-Claude trouve sa vie semblable à la goutte d’eau qui roule le long de sa main. Transparente, fragile et anonyme. Allongé au bord de la piscine, écrasé de soleil, il la voit en gros plan, cette goutte. A force de la fixer, il l’a élevée à la hauteur d’un symbole et il guette sa chute, le cœur battant. Il lui semble qu’il va mourir en même temps. Prudent, il préfère bouger, tourner la tête en laissant sa main retomber dans l’eau bleue de la piscine.»
Une goutte, du soleil, J.C. Les éditeurs refusent la chose : «Ils trouvaient que ça ne faisait pas assez polar et le style trop précieux. J’ai même une lettre de refus des éditions Juillard où pour justifier leurs réservent, comparent mes personnages à ceux des romans de Françoise Sagan. S’ils savaient ! Je n’ai pas insisté. A l’époque j’écrivais au moins six romans par an. Je l’ai mis de côté pour plus tard !» Première longueur.
Une eau encore dormante
"La piscine" sort de l’eau grâce à Claude Vital, un ami de Page et accessoirement assistant réalisateur de Georges Lautner sur ses comédies franchouillardes et audiarisées : Les tontons flingueurs, Les barbouzes, Ne nous fâchons pas… Lautner cherche alors du sérieux, du sombre. Vital se tourne vers Page qui ressort du placard l’histoire de son crime jet-set et file voir Lautner. «Quinze jours après, poursuit l’auteur, ce n’est pas Lautner qui m’appelle mais Jacques Deray. Il aime mon histoire, l’atmosphère de fête perpétuelle qui bascule soudain dans l’horreur. Il me prévient toutefois que ses précédents long-métrages n’ayant pas été de gros succès, l’affaire pourrait prendre un peu de temps, voire n’aboutisse jamais. Je lui ai donné mon accord de principe. Peu importe le temps qu’il mettrait à boucler son film.»
A la fin des années 60, Deray, proche de la quarantaine, connaîtra bientôt le succès grâce à son association avec Alain Delon rencontré pendant la préparation de "La piscine". Pour l’heure, il n’est pas le cador de la profession, celui de Borsalino, de Flic Story ou de Trois hommes à abattre. Son début de carrière est confidentiel. Rififi à Tokyo, Symphonie pour un massacre ou encore L’homme de Marrakech, grossissent certes un CV, garantissent un savoir-faire mais pas encore une vraie patte. Deray n’est pas non plus un auteur comme les petits gars de la Nouvelle Vague qui fleurissent à ce moment-là. Cela ne l’empêche pas de les regarder avec admiration mais toujours à distance, avec la certitude de ne jamais en être vraiment. Dans un entretien donné à Yves Allion pour L’avant-scène cinéma en 2002, soit un an avant sa mort, le cinéaste avoue d’ailleurs : «On ne peut pas commencer une carrière en 1960 sans être irrigué par ce sang neuf du cinéma. Car même si je n’ai pas suivi le chemin de Truffaut ou de Chabrol, je m’en sentais assez proche […]. Je me situe à un point de rencontre entre la Nouvelle Vague, ce cinéma de qualité pour lequel j’avais travaillé en tant qu’assistant (pour Gilles Grangier principalement !) et le cinéma américain qui était pour moi une école formidable.» Fataliste sur son statut de bon technicien, Deray confie un peu plus loin : «C’est vrai que j’ai souffert un peu petit peu que l’on ne m’associe pas à l’auteur, mais en même temps je ne trouvais pas ça anormal.» Avec "La piscine", il veut bouger ses propres lignes et voit dans cette histoire une formidable exploration des tensions au sein d’un couple. L’eau dormante promet une émancipation possible. Ce n’est pourtant pas gagné. En 1967 quand Deray voit toutes les portes des grands bureaux des Champs-Elysées se claquer les unes après les autres, Alain Delon n’est pas encore Jean-Paul et Romy, Marianne. Saint Trop’ est encore un doux mirage et les eaux dorment encore. Tout le monde lui répond que dans son histoire, il ne se passe rien. Ou si peu. Mais les ondulations ne vont pas tarder à apparaître à la surface du bassin. La deuxième longueur est bientôt terminée.
«Je trouve que leur aventure sent l’employé de bureau…»
Le producteur qui dit oui s’appelle Gérard Beytout. Il est assis sur le succès de la saga defunesque des Gendarmes. Mais ça, Alain Page ne le sait pas encore, lorsqu’il entre dans le bureau du mogul avec Jacques Deray pour céder les droits de son histoire. «Son bureau était certes pas loin des Champs-Elysées mais il ne payait pas de mine. Je ne connaissais rien au monde du cinéma, je n’avais pas d’agent. J’aurais dû me renseigner un peu avant de débarquer de ma province par le train du matin. Je suis allé directement avec Jacques chez Beytout la fleur au fusil. Il m’a proposé de mettre mon salaire en participation. En sortant, je suis allé déjeuner avec Jacques. C’est à ce moment-là qu’il me donne les références du producteur et m’annonce comme si de rien n’était qu’Alain Delon est intéressé. Le petit film devenait soudain une grosse production !J’avais un peu le sentiment de m’être fait avoir !»
Et ce d’autant plus, que Deray a déjà bien avancé et surtout confié à Jean-Claude Carrière le soin d’adapter le scénario de "La piscine". Page est donc rapidement hors-jeu et forcément amer. Deray écrit dans son autobiographie, J’ai connu une belle époque (Editions Christian Pirot) : «Par correction et pour recueillir son avis, j’envoie à Alain Page le texte à peu près définitif de Jean-Claude Carrière. Sa réponse est rapide et violente : «… Je trouve que leur aventure sent l’employé de bureau… Il n’y a pas d’apparences, simplement un chassé-croisé au niveau du sexe. J’avoue que j’attendais mieux de Carrière». Nobody is perfect.» Si l’auteur reconnait aujourd’hui la qualité du film et la puissance de feu du face à face Schneider – Delon, il trouve que sa matière première a été simplifié sur l’autel de l’efficacité dramatique. «A l’écran, Delon n’a pas un sou et voit débarquer Ronet en Maserati, plein fric. On comprend que naisse chez lui une frustration qui se mue en haine et le pousse finalement au crime. Dans le roman, c’est le plus jeune qui est riche, beau, propriétaire de la maison et qui finit par être jaloux du plus vieux. Ce dernier possède en effet, une chose qu’il n’aura jamais : un charme ravageur. Un charme à la Vittorio Gassman. Harry contrairement à Jean-Paul n’a pas un rond mais séduit tout le monde. Je trouvais plus complexe et intéressant ce renversement de valeurs.» Idem pour la fin. Page soucieux d’isoler du reste du monde ses personnages hors d’atteinte du haut de leur tour d’ivoire, préfère les enfermer un peu plus refusant toute rédemption possible. «A l’écran, ça respire le parfum du compromis, soupire-t-il. En voyant le couple face à la mer, le film laisse le spectateur sur une note d’espérance et d’éternité. J’étais bien plus acide. La police n’était pas dupe mais elle ne pouvait pas à prouver la culpabilité de Jean-Paul. Tous les protagonistes se retrouvaient finalement prisonniers de la maison. Le huis-clos se refermait sur eux.» Le roman d’Alain Page on s’en doute, a trouvé preneur pendant la production du film, et sortira en librairie dans la foulée de son adaptation ciné. Alain Page a laissé tomber son pseudo pour l’occasion et retrouve son patronyme de naissance : Conil. Jean-Emmanuel Conil.
Les derniers mots du livre disent ceci : «Marianne, les regardant tour à tout, dit d’un ton enjoué : «J’ai préparé un repas froid. Salade niçoise, crabe, fromage et fruits. » Personne ne bouge. Dans le silence habité de la nuit qui tombe, quelque chose vibre. Les reflets des rares lumières courent à la surface de la piscine qu’enveloppe le parfum des bougainvillées. L’air frémit comme au passage d’une ombre. «Harry ?»
"La piscine" laisse donc le lecteur avec un fantôme. De ces petits arrangements avec le roman, Jean-Claude Carrière interrogé lui-aussi par téléphone, ne s’en souvient pas : «Jacques m’avait juste confié quelques pages où il était question des grandes lignes de l’intrigue. J’ai travaillé immédiatement. La seule consigne que j’avais c’était d’y aller mollo sur les dialogues. Deray sortait de plusieurs films scénarisés par Michel Audiard, il n’en pouvait plus. Je me souviens parfaitement de ce qu’il m’a dit : «Chez Audiard, les vedettes ce sont les mots, tu ne peux pas faire autrement que de filmer les visages des acteurs qui parlent ou qui écoutent, c’est frustrant. Donc moins tu mettras de mots, plus tu m’obligeras à avoir de l’imagination.»»
Une lointaine expression de tristesse
Reste juste un film à faire. Delon entré dans le processus via le producteur écarte de fait les noms des interprètes pressentis : le britannique James Fox et le français Claude Rich. Côté femmes, Monica Vitti, Delphine Seyrig, Natalie Wood, Angie Dickinson ou encore Leslie Caron sont très vite rayées de la liste. Romy Schneider servie par Delon suscite toutefois un petit débat en interne sur le mode «faut-il vraiment ressusciter Sissi ?» mais on ne refuse rien à Delon. Sur ce coup-ci tant mieux. Jacques Deray rencontre l’actrice teutonne et écrit : «Dès la première minute, je suis conquis. Je la trouve rayonnante, avec pourtant dans le regard une lointaine expression de tristesse.» Romy Schneider a 30 ans, elle est mère d’un petit garçon. Quelques mois plus tôt le père de l’actrice est mort d’un infarctus d’un excès de tract est-il précisé dans la bio. Les choses de la vie commencent à sonner différemment. Jean-Claude Carrière précise : «Romy a tout pour elle, y compris les premières blessures de la vie, les inquiétudes de la trentaine. A l’écran, elle irradie. Plus tard, Delphine Seyrig m’a avoué qu’elle n’était pas très emballée à l’idée d’apparaître à l’écran, quasi nue, la plupart du temps. Elle n’avait plus 20 ans. Romy, elle, n’a pas hésité, c’était très courageux de sa part.» Cette «expression de tristesse» que porte Romy Schneider, c’est bien-sûr bon pour la caméra. Deray le sait. Sa mise en scène jouera de toute façon à fond sur l’intériorité des personnages : «Je n’avais pas envie de faire des panoramiques savants, mais je voulais en permanence aller vers le regard. J’avais quand même la chance d’avoir Delon, Romy Schneider ou Ronet devant mon objectif. Avec des acteurs comme ceux-là, la caméra peut s’éterniser un peu en gros plan : on ne s’ennuie pas.»
Quant à Jane Birkin, la ravissante britannique, elle incarne à elle-seule le visage d’une jeunesse libérée qui renvoie à la figure de la génération précédente - celle de Romy Schneider, Bardot et consorts – cette insouciance tant désirée mais qui leur a été si souvent refusée. Jane B. a déjà participé à quelques films dont le culte Blow up de Michelangelo Antonioni. Elle est ici Pénélope, la fille discrète et innocente de l’arrogant Harry (Maurice Ronet). Elle observe passive sur son transat le manège des sentiments : amour, haine et rancœurs. Deray confie dans un magazine la façon dont la sylphide lui serait apparue : «Parce qu’elle dînait à Saint-Germain-des-Prés, un soir de 1968, parce qu’elle avait un accent pas comme les autres, une façon de sourire, de rire, de marcher, de s’étonner, parce qu’elle avait un grand sac de paille, Jane se retrouve quelques jours plus tard au bord d’une piscine.» Qu’importe si cette histoire est vraie, la magie du cinéma n’est faite que de hasards savamment mis en scène.
Juillet - Août 1968. Le producteur Gérard Beytout a loué une villa à Ramatuelle pour des vacances en famille. Il gardera les clefs jusqu’à la fin septembre et s’en servira comme décor pour "La piscine". Deray attend donc que Beytout et sa clique aient fini de se dorer la pilule et débarque à la fin août. «Je m’installe enfin, avec toute l’équipe pour un tournage supposé commencer en septembre se souvient Deray dans son autobiographie. Le temps est splendide et l’eau de la piscine, d’un bleu azur, n’attend plus que les corps bronzés des protagonistes.»
Un hédonisme petit-bourgeois
1968. La révolte du mois de Mai est encore chaude. Deray faisait partie de la bande des cinéastes qui ont baissé le rideau du festival de Cannes quand Godard hurlait : «Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plan : vous êtes des cons !» Pourtant à Ramatuelle, tout le monde semble s’en foutre éperdument. Le film aussi d’ailleurs. Sous les pavés, "La piscine". Dans ce drame, le hors champ n’existe pas. Il règne un hédonisme petit bourgeois totalement assumé. 1969, l’année de la sortie du film, sera de toute façon érotique. «Et "La piscine" alors ? se demande le cinéaste dans ses mémoires. Elle attend paresseusement, loin des mouvements encore chauds qui doivent faire craquer la cuirasse d’un cinéma bourgeois», avant d’ajouter lucide sur lui-même et ses convictions : «Ce bouleversement, des rues et des idées, ne change rien pour moi.»
Sa caméra, presque impassible, se fait, comme convenu, discrète. Elle scrute comme par effraction les moindres faits et gestes des uns et des autres, se rapproche prudemment des visages pour saisir la violence derrière les masques, quitte à suspendre le temps. Jean-Claude Carrière précise : «Deray n’était pas un intellectuel et ne s’est jamais présenté comme un auteur. C’était un faiseur de films qui connaissait la technique sur le bout des doigts. Il avait beaucoup de goût pour établir de magnifiques rapports entre la caméra et les acteurs. Je me suis rendu une seule fois sur le tournage, l’ambiance était très sérieuse.»
Deray ajoute : «Peu de fêtes sur le tournage, plutôt «chacun chez soi» sauf pour l’anniversaire de Romy […] Alain et Romy, follement heureux de se retrouver au début, ont au bout de quelques semaines épuisé les émotions des souvenirs de leur cher et tumultueux passé.»
Au final, sur l’écran, il y a donc très peu de dialogues et beaucoup de regards. "La piscine" sort en janvier 1969. En pleine grisaille hivernale, le film annonce déjà les couleurs de l’été. L’avant-première a lieu dans un cinéma des Champs-Elysées, Le Balzac en présence bien-sûr des acteurs. L’ambiance est plutôt joyeuse. Tout au plus Deray note les tensions qui règnent autour de Delon en raison de l’affaire Markovic, du nom de «l’homme à tout faire» de l’acteur dont le corps a été retrouvé dans une décharge près de Paris deux mois auparavant. Toute la presse en fait ses choux gras. Romy Schneider est là-aussi, mais se tient légèrement en retrait. «Nous nous sommes tous retrouvés au Fouquet’s pour le cocktail, se souvient Alain Page. Jane Birkin passait son temps à demander avec son accent anglais : « Vous n’avez pas vu Serge ?» Elle portait un chemisier ouvert jusqu’au nombril et un grand sac lui pendait sur l’épaule. Romy, de son côté, paraissait plus sombre. Elle s’est d’ailleurs rapidement éclipsée. Quant à Delon, il est venu me saluer pur me dire que si j’avais d’autres sujets de film à lui proposer, de ne pas hésiter…»
Une éternité et un naufrage
Plus de 2,5 millions de spectateurs plongent avec Romy et Alain. Le couple qui n’en est pourtant plus un, fait fureur en une des gazettes. Delon, poursuit son incroyable ascension populaire. Quant à Schneider, sa carrière va connaitre un second souffle inespéré. Quelques semaines auparavant, dans un coin du studio où elle assure la postsynchronisation de "La piscine", un certain Claude Sautet observe la belle faire ses vocalises. Pour elle et lui, c’est le début d’une glorieuse collaboration : "Les choses de la vie", "César et Rosalie", "Max et les ferrailleurs", "Mado", "Une histoire simple"…
Depuis 50 ans "La Piscine" ne désemplie pas, passe et repasse à la télé et continue de faire fantasmer celles et ceux qui aiment à se mirer dedans. Récemment, pour le besoin d’une campagne publicitaire, une prestigieuse marque de parfum a ressortie une photo de Delon période "Piscine" vantant les mérites de la fragrance. La figure du comédien alors au faite de sa beauté, est devenue icône. Cela n’a pas empêché le cinéaste italien Luca Guadagnino de relifter "La Piscine" en 2015. Au diable, les idoles ! Dans l’ampoulé et bavard "A Bigger Splash", Tidla Swinton est Schneider, Matthias Schoenaerts, Delon, Ralph Fiennes, Ronet et Dakota Johnson, Birkin. Joint par téléphone au moment des faits, Guadagnino, assumait pleinement le blasphème : «Il s’agit d’une réinterprétation. Mon film tente de comprendre comment les personnages composent avec leurs pulsions, leur plaisir. Le désir conduit ici des êtres à un certain renoncement et à une grande nostalgie. A Bigger Splash est en cela un film d’aujourd’hui. Notre époque est mélancolique. En 1969, tout semblait plus joyeux.» Pour Alain Page qui a vu passer devant lui un grand nombre de projets de remake dont l’un avec Richard Gere, Sharon Stone et Tom Cruise signé Paul Verhoeven, le remake de Guadagnino est un naufrage artistique.
D’où cette furieuse envie de (re)plonger encore et encore dans les eaux troubles originelles de ce passé forcément idéalisé. Le dernier plan du film de Deray, montre Romy Schneider dans la même robe blanche qu’à son arrivée à l’aéroport de Nice. Dans l’encadrement d’une des fenêtres de la villa, on la voit blottie dans les bras d’Alain Delon. La caméra à l’extérieur les regardent amoureusement et les retient prisonniers. Pour eux, il n’y a peut-être plus d’après. Ne reste qu’une éternité en trompe l’oeil.
Par Thomas Baurez
* sources : "Maurice Ronet, le splendide désenchanté" de José-Alain Fralon.
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