Source : Elle.fr - 28 décembre 2020
Enceinte de son premier enfant, Sarah Biasini a eu besoin de prendre la plume. Elle écrit l'amour et le manque de sa mère, Romy Schneider, et sa construction dans l'ombre d'un mythe. Un récit entre grâce et douceur.
Le sensationnel, ce n'est pas son genre. L'honnêteté, si. Dans un récit de funambule en équilibre, entre intimité et pudeur, Sarah Biasini fend l'armure. «La Beauté du ciel» (éd.Stock, en librairie le 6 janvier) est une poignante lettre d'amour écrite à sa fille qui vient de naître, Anna, dans laquelle elle exprime son amour et son désarroi : comment devient-on mère lorsqu'on a perdu la sienne ? On y découvre avec émotion Sarah, 4 ans, à qui son père, Daniel Biasini, vient expliquer que sa mère, Romy Schneider, est partie rejoindre David, son frère mort un an auparavant. On y découvre une femme discrète de 43 ans qui questionne son histoire avec intelligence, parle de sa mère avec une immense tendresse, la démystifie pour l'humaniser, et ainsi la ressusciter.
ELLE. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire ?
Sarah Biasini. Depuis plusieurs années déjà, j'avais envie de ce travail solitaire. Mais je ne savais pas très bien sur quel sujet… En fait, je pense que, sans me l'avouer, j'avais envie d'écrire sur ma mère depuis très longtemps. Sur l'amour, sur l'absence, sur le manque, parce que c'est ce que je connais le mieux. Et puis il s'est produit un déclic étrange, la tombe de ma mère a été profanée. Le 1er mai 2017, j'ai reçu un coup de fil de la gendarmerie me disant que la pierre tombale avait été descellée. Je me suis mise à pleurer, beaucoup. Ma mère était déjà morte, certes, mais quand allait-on enfin la laisser tranquille ?
ELLE. Vous alliez souvent sur sa tombe ?
S.B. Très peu, je n'ai pas besoin d'aller au cimetière pour penser aux morts. Et puis, là, j'y suis allée, la gorge étranglée, j'étais si émue. Il y avait très peu de monde, les marbriers, la capitaine de gendarmerie, le maire, le même qu'à l'époque de l'enterrement de ma mère qui m'a raconté comment s'étaient passées les obsèques – je n'y étais pas, j'avais 4 ans. Tous ces gens étaient doux, marchaient sur des œufs, très respectueux de moi. Cela m'a bouleversée de me retrouver devant ces deux noms gravés, ceux de ma mère et de mon frère. C'était un moment juste pour moi.
ELLE. Était-ce une façon de vous réapproprier votre mère, elle qui appartient à tout le monde, écrivez-vous ?
S.B. C'était comme un petit enterrement privé. J'ai eu l'impression de faire mon devoir de fille. À la fin, j'ai sorti mon carnet de chèques pour payer les frais, et c'était comme si je réglais mes comptes avec mon passé. Toute la semaine qui a suivi, j'ai ressenti un truc physique bizarre, l'envie de revivre cette journée constamment, sans comprendre pourquoi. Je sentais à quel point elle m'avait chamboulée. Trois semaines plus tard, je suis tombée enceinte ! Dix ans que je l'espérais, que j'avais envie d'un enfant et que ça ne venait pas. C'est comme s'il y avait eu un déblocage. Et je me suis dit : «Mais c'est ça, mon sujet !» Raconter comment ma fille n'était pas arrivée par hasard. Et puis j'avais des choses à dire sur ma mère, je trouvais ça bien que, moi, je parle d'elle, enfin.
ELLE. Parliez-vous beaucoup d'elle avec votre père et vos grands-parents paternels qui vous ont élevée ?
S.B. Ma famille m'a toujours parlé d'elle le plus naturellement possible. On ne me disait pas : «Attention, on va te raconter ta mère, la grande actrice !» Un souvenir leur venait et ils me le livraient : un déjeuner le dimanche, un grand prix de Formule 1 regardé ensemble à la télévision, des moments banals de bonheur partagé. Ils me parlaient d'elle comme elle était, un être humain, avec ses défauts et ses qualités, qu'ils adoraient. L'amour a circulé très rapidement entre eux car ma mère savait que c'étaient des gens simples, pas impressionnés par les films, la star, tout ça. O.K., elle mettait des robes du soir, mais c'était une femme comme les autres. C'est grâce à eux, et à ce qu'ils m'ont transmis, que je suis très saine d'esprit !
ELLE. Et aussi, et c'est bouleversant, vous écrivez que vous êtes sans cesse renvoyée à votre mère, donc à une absence…
S.B. Oui, à chaque fois, je me dis : elle n'est pas là. Ma mère ne m'a pas manqué quand j'étais petite, c'est la femme, aujourd'hui, qui me manque. Je me demande quelles conversations, quels rapports j'aurais avec elle. Toute mon enfance, j'ai été entourée, aimée, je n'ai pas eu de manque de caresses, de tendresse – on est très tactiles dans ma famille, encore aujourd'hui, je pose ma tête sur les genoux de ma grand-mère Monique, une femme extraordinaire. C'est curieux de me dire : ma mère m'a touchée, je l'ai touchée, mais je n'en ai pas de souvenirs. Une mère, ça reste un mystère pour moi.
ELLE. En écrivant, avez-vous eu l'impression de percer ce mystère ?
S.B. Je me dis que, longtemps, j'ai un peu tourné le dos à ma mère, et que c'est bien, aujourd'hui, de m'être tournée vers elle. Quand on me posait des questions sur elle, j'envoyais bouler les gens, comme si je n'étais pas fière, et je culpabilisais d'avoir ce comportement. En écrivant, j'ai trouvé mon histoire incroyablement romanesque, et ça m'a plu. J'adore ma famille avec toutes ses joies, ses drames, jusqu'à cette profanation… Et moi qui tombe enceinte ! Ça valait bien un livre !
ELLE. Avez-vous questionné votre père pour écrire ?
S.B. J'ai un Œdipe démesuré ! On est très proches, mais mon père a un côté assez masculin, une grande pudeur, il est plutôt du genre à faire des blagues qu'à s'appesantir. Il m'a dit l'essentiel. Comme ces vacances en amoureux, à Calvi… Ma mère avait appelé d'une cabine téléphonique la nourrice qui s'occupait de mon frère, David. Celle-ci l'avait informée que Luchino Visconti cherchait à la joindre. Et ma mère, devant mon père, appelle le metteur en scène qui lui propose de tourner un film avec Alain Delon ! Et elle répond que, désolée, non, elle ne peut pas parce qu'elle est enceinte. C'est ainsi que mon père a appris mon arrivée… J'ai été très désirée, c'est toujours bon à savoir ! Et j'ai été une petite fille très aimée.
ELLE. Et regarder votre petite fille, très aimée, elle aussi, vous bouleverse à l'excès. Que s'est-il passé ?
S.B. Dans les premiers mois de la vie d'Anna, je me suis vue avoir des réactions démesurées, des élans excessifs qui m'ont poussée à m'interroger : comment devient-on mère quand on a perdu la sienne ? Et quel genre de mère devient-on ? En plus, ma fille a la même tête que moi, enfant, juste les cheveux un peu plus raides. Ce n'est pas pour dire que c'est mon sosie, mais quand je regardais Anna, c'était moi que je voyais. Et je ne savais plus si j'étais la mère de ma fille ou ma propre mère ! C'était vertigineux, ça m'a replongée dans mes premières années : comment ça s'était passé avec ma mère quand j'étais bébé ? J'avais l'impression de chercher sans cesse des souvenirs sensoriels, c'était assez bouleversant.
ELLE. Vous ne vous épargnez pas dans le portrait que vous faites de vous, vous vous dites inquiète, vous parlez de vos nerfs…
S.B. Dans ma famille, on est tous comme ça, on vit tous comme si on allait mourir demain… À chaque fois que ma grand-mère me dit au revoir, c'est comme si c'était la dernière fois. On ne peut pas faire autrement, il y a eu le décès de mon frère, de ma mère, on est conditionnés. Ce sont des drames qui vous font apprécier le moment présent, qui font qu'on se dit les choses avec sincérité et intensité, on va au plus vite, au plus fort. Mais ça donne la trouille. J'ai eu une grossesse idyllique, et, à la fin, au huitième mois, je me suis mise à avoir peur. De mourir comme ma mère était morte. À la naissance d'Anna, j'ai eu l'angoisse qu'elle meure comme le fils de ma mère était mort. Je savais que les deux cas étaient possibles. Je ne pleurniche pas, c'est comme ça. Je me contrôle et Anna me rend heureuse d'une façon exceptionnelle.
ELLE. Vous racontez que vous avez fait une analyse. Cela vous a beaucoup aidée ?
S.B. Entre 25 et 35 ans, j'ai connu des passages dépressifs et, conseillée par des amis, j'ai fait une analyse qui m'a sauvé la vie. J'ai appris à identifier les moments difficiles, les accepter, ne pas en faire un drame. Et j'ai trouvé ça génial intellectuellement : l'analyse m'a rendue plus intelligente, m'a permis de m'aimer mieux, d'améliorer mon appréhension de la féminité. Ma grand-mère est belle, elle porte des talons et des bijoux. Longtemps, j'ai rechigné à m'habiller bien, à me faire jolie…
ELLE. Votre fille s'appelle Anna Rosalie, pourquoi ?
S.B. Anna, j'adore. Rosalie, c'est marrant, car moi qui en ai marre qu'on me parle de l'actrice, j'ai choisi un personnage de film de ma mère ! Mais j'aime tellement ce film, je le connais par cœur…
ELLE. Vous avez rencontré Claude Sautet, d'ailleurs. Michel Piccoli aussi. Que vous ont apporté ces rencontres ?
S.B. Des émotions incroyables, je me suis sentie très vivante en les écoutant. Je suis allée les voir, mais de manière diffuse, éparpillée dans le temps. J'avais du mal à aller sonner à leur porte : parlez-moi de ma mère, s'il vous plaît ! J'avais peur de les mettre dans l'embarras, j'avais peur de pleurer. La rencontre avec Claude Sautet a été un moment incroyablement chargé, bouleversant. Alain Delon aussi… notre rencontre s'est faite sur le tard, c'était très touchant, très joli, il y a eu un tel truc entre eux. Et Michel Piccoli, ils en ont tourné, des films ensemble… Piccoli, c'était la classe, il m'a dit que ma mère, c'était son pote ! Et que, quand elle n'était pas maquillée, on ne la reconnaissait pas. Ce détail m'a beaucoup plu. Car, pour moi, ma mère, c'est une femme lambda…
ELLE. Avez-vous lu les biographies écrites sur Romy Schneider ?
S.B. Non, je ne veux pas tout savoir sur ma mère, je n'ai pas vu tous ses films, j'en ai longtemps éprouvé un sentiment de culpabilité, le temps passant, je l'assume. On n'est pas obligé de tout connaître de ses parents ! Un jour, j'ai entendu Charlotte Gainsbourg dire quelque chose comme cela aussi, ses mots m'ont réconfortée. Je n'ai pas lu les biographies écrites sur Romy Schneider, je ne l'appelle d'ailleurs pas Romy, je suis sa fille, je n'aime pas trop prononcer son nom. J'ai besoin de me faire ma propre histoire, mon propre film, grâce aux personnes de ma famille. J'ai assez de sources auxquelles je crois profondément pour savoir que je suis dans le vrai. Ce sont des gens qui ont passé… quoi ? dix-quinze ans avec elle ! Je n'ai pas besoin de souvenirs détaillés, j'ai une sensation intime, vraie, profonde d'elle, c'est ce qui fait que je vais bien. J'ai un rapport très sain avec ma mère, je crois. Parfois je lui dis : tu m'emmerdes, tu m'agaces… je la démystifie, j'ai tellement entendu de mystifications à deux balles.
ELLE. Ne craignez-vous pas de vous exposer ?
S.B. Une bonne partie de mon histoire et de ma famille est déjà publique, ce n'est pas grave de m'exposer, je n'en souffre pas. Mes parents en ont beaucoup plus souffert que moi, ils ont vécu des choses dramatiques, notamment concernant mon frère. Mes joies sont plus grandes que la lumière qu'on projette sur moi.
ELLE. Vous avez des souvenirs de votre frère ?
S.B. Les souvenirs se mélangent avec les photos qui étaient dans le salon de la maison où j'ai grandi, inconsciemment, je refais notre histoire… Il adorait mon père, se faisait appeler David Biasini. Mon frère n'est pas seulement un nom sur une tombe, c'est important d'en parler pour moi, même si c'est difficile. Il n'y a rien à dire mais il faut le dire. Ma fille a un demi-frère, plus grand qu'elle, le fils de mon compagnon, la première fois que je l'ai vue sauter dans ses bras, j'étais bouleversée.
ELLE. Le titre de votre livre, «La Beauté du ciel»…
S.B. Je l'ai vite trouvé, dès le début de l'écriture, et j'en suis contente. C'est le surnom que je donne à ma fille, il m'est venu spontanément un jour où je l'ai prise dans mes bras. C'est aussi une référence à la beauté du ciel qu'on regarde et on se dit : tiens, salut ! On lève le nez, et on pense aux disparus, même quand on est athée. J'adore attraper plein de signes, on fait tous cela dans ma famille, c'est plus doux de se dire que nos morts nous regardent, non ?
Par Olivia de Lamberterie
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