Source : Le Monde.fr - 04 décembre 2020
En 1594, lorsqu’il écrit "la Mégère apprivoisée", William Shakespeare ne pouvait se douter que son texte trouverait un écho de grande actualité près de 400 ans plus tard. L’audacieuse mise en scène de Frédérique Lazarini, qui transpose la Mégère dans le cinéma italien des années 1950, soulignant ainsi le caractère intemporel de cette comédie, au delà de l’évolution des moeurs, se joue à l’Artistic Théâtre à Paris avec Sarah Biasini, Delphine Depardieu, Cédric Colas… à partir du 15 décembre, date où réouvrent les théâtres : merci d’être au rendez-vous de ce nouveau départ pour soutenir le spectacle vivant qui en a le plus grand besoin !
La langue incisive de Shakespeare est à l’œuvre dans cet échange vif entre Petruchio et Catarina au début de la pièce quand leur affrontement est très direct. Petruchio tente de séduire et d’apprivoiser une Catarina «insoumise» :
PETRUCHIO : Bonjour Cateau, car c’est là votre nom ai-je entendu dire ?
CATARINA : Ne seriez-vous pas précocement sénile ? En tous les cas vous avez l’oreille un peu dure car ceux qui parlent de moi me nomment Catarina.
ETRUCHIO : Vous mentez, ma parole ! Car on vous nomme Cateau tout court, ou la jolie Cateau, ou bien parfois Cateau-la-harpie : mais Cateau, la plus ravissante Cateau de la chrétienté, Cateau du Château-Gâteau, Cateau ma super-sucrerie, car tout gâteau est friandise, donc, Cateau, écoute un peu, Cateau ma consolation, ce que j’ai à te dire : ayant entendu, dans toutes les villes que je traversais, louer ta douceur, célébrer tes vertus et proclamer ta beauté, bien moins cependant qu’elles ne le méritent, je me suis porté à ta recherche pour te prendre pour épouse.
CATARINA : (Lui crachant à la figure) Porté ! Voyez-vous ça ! Et bien puisque vous vous êtes porté jusqu’ici, remportez-vous ! Sur le champ… J’ai tout de suite vu que vous n’étiez rien d’autre qu’un meuble !
Cet affrontement violent qui court tout au long de la pièce résonne de façon très pertinente à notre époque de dénonciation sexiste d’une domination masculine has-been mais trouve sa place naturelle dans le contexte cinématographique de l’Italie (encore très machiste) des années 1950–60 où l’inventivité de la mise en scène de Frédéric Lazarini place cette comédie intemporelle. Alternent les scènes jouées et les scènes filmées qui font des acteurs leurs propres spectateurs rajoutant au cocasse de l’intrigue shakespearienne.
La déesse Mégère
La grande question qui court la pièce est celle des rapports hommes femmes dans le mariage avec, quelle que soit l’époque, les tentatives féminines de révolte contre le pouvoir masculin alors encore indiscutable. Shakespeare noue habilement les situations tendues et comiques qui émanent de cet affrontement séculaire pour résoudre un conflit que tous savent alors – et maintenant encore – insoluble, celui des conflits conjugaux centrés sur la rivalité du pouvoir. Dans la mythologie grecque, Mégère (étymologiquement : la haine) est l’une des trois Erinyes, ces déesses chargées de punir les auteurs de crimes tout au long de leur vie jusqu’à les rendre fous. C’est exactement ce que prétendent souvent les couples en conflit au long cours : «Il/elle me rend fou !» On comprend là que c’est un châtiment !
Toujours dans la mythologie, les mégères sont des créatures hideuses, ayant pour cheveux des serpents, munies d’ailes et de fouets et dont le sang coule par les yeux. En d’autres termes : «une furie !» Cette image ancestrale de l’épouse en colère – évidemment souvent en réaction à la domination masculine – a traversé les siècles au point où le mot «mégère» est devenu un nom commun pour désigner une femme violente et agressive. Catarina (Delphine Depardieu)
Dilemme
Les hommes se bousculent pour épouser Bianca, douce et cadette fille de Baptista qui ne peut – tradition oblige – marier la cadette avant l’aînée et surtout pour que l’indomptable Catarina ne lui reste pas «sur les bras» ! Baptista s’adresse directement à tous les prétendants, Grémio, Hortenso, Lucentio, Tranio… : «Ne m’importunez plus, messieurs. Vous le savez, ma résolution est ferme : je n’accorderai pas ma fille cadette Bianca avant d’avoir trouvé un mari pour l’aînée Catarina. Si l’un de vous deux aime Catarina, comme je vous connais bien et vous tiens en amitié, il a ma permission de lui faire la cour.» Ce qui laisse Lucentio et Tranio, son valet, perplexes… Baptista (Maxime Lombard), Lucentio (Pierre Einaudi) et Tranio (Guillaume Veyre)
Devant cette «furie» que personne ne sait dompter, Baptista, se sent soulagé lorsque Petruchio dit vouloir épouser sa fille aînée : «Seigneur Petruchio, je vous envoie ma fille ! Courage !»
PETRUCHIO : Nous y voilà… Je lui fais ma cour gaillardement. Si elle se met à vociférer, eh bien je lui dis que son chant est aussi suave que celui du rossignol, si elle s’avise à froncer le sourcil, je maintiens que son visage est aussi limpide et pur que la rose du matin ! Si elle me somme de faire mes paquets, je la remercie comme si elle m’invitait à demeurer la semaine chez elle, si elle refuse de m’épouser, je lui demande avec tendresse à quelle date je dois faire publier les bans !
Apprivoisement
La pièce de Shakespeare se conclut sur «l’apprivoisement» de la mégère, selon les mœurs d’une époque encore très misogyne et méfiante du pouvoir des femmes :
BAPTISTA : Allons, cher Petruchio, toutes mes félicitations ! Vous avez gagné le gage et c’est encore une nouvelle dot que je veux vous offrir car ma fille Catarina a tant changé qu’on ne saurait la reconnaître.
TRANIO : Ah ça ! La panthère s’est transformée en une douce colombe. (Baptista rechante la chanson)
PETRUCHIO : Mes amis, mes amis ! Vous n’avez pas cessé de vous émerveiller et je vais vous donner une nouvelle preuve de son obéissance et de son mérite. Catarina va se charger de vous expliquer à vous, messieurs et à vos épouses rebelles, tout le respect qu’elles doivent à leurs époux…Catarina, viens t’assoir près de moi Catarina, ma chérie.
La fine mise en scène de Frédérique Lazarini double cette fin d’un retournement «féministe» d’actualité que je vous laisse découvrir en allant assister à cette comédie intemporelle qui constitue l’un des très grands moments du théâtre universel.
"La Mégère apprivoisée" de William Shakespeare,
mise en scène de Frédéric Lazarini,
à l’Artistic Théâtre, 45 bis, rue Richard Lenoir 75011 Paris,
Du 15/12/2020 au 17/01/2021
les mardi, jeudi et vendredi à 19 heures, les mercredi, samedi et dimanche à 15 heures et samedi à 18h30.
Réservation au 01 43 56 38 32 ou sur http://artistictheatre.com
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