Source : Le Point.fr - 02 avril 2020
Sissi, c’est Romy. Dans le cœur des hommes, et pour toujours, la fastueuse et fantasque impératrice d’Autriche conservera les traits et l’allure de l’une des plus fabuleuses comédiennes de son époque, Romy Schneider. Pour le meilleur et pour le pire.
Elle avance, haute silhouette statufiée de noir, de son pas lent. Elle est impératrice d’Autriche, elle marche dans l’interminable galerie des Glaces de son cousin Louis II, roi de Bavière. Elle n’est que grâce, délicate majesté dont le visage exquis est encore dissimulé par une voilette piquetée de mouches de soie. Et soudain, dans le silence impressionnant du château de Herrenchiemsee, son rire éclate, un rire interminable et moqueur. Sous la caméra de Luchino Visconti, Romy Schneider, actrice de légende, vient de régler le sort de ce pâle fantôme qu’est Sissi, charmante figurine en sucre rose.
Avec Visconti, elle est reine, souveraine wagnérienne, meurtrie et ambiguë. Ludwig ou le Crépuscule des dieux, sorti en 1972, connaît à ses débuts un succès populaire immense malgré des critiques sévères. Romy Schneider n’en a cure. Profondément liée à Luchino Visconti dont elle admire le talent et qui l’a déjà dirigée, avec Alain Delon, au théâtre, dans Dommage qu’elle soit une putain, elle savoure un triomphe personnel. Jamais les photographies de l’époque ne la montreront, sourire de chat, aussi épanouie et heureuse de faire ce métier qu’elle aime enfin.
Car dans les veines de Mlle Schneider coule un sang de théâtre. Non seulement ses parents sont des acteurs immensément connus en Autriche et en Allemagne, mais la propre grand-mère de Romy, Rosa Retty, morte à l’âge vénérable de 105 ans, a longtemps brûlé les planches des théâtres berlinois. Rosa connaît la fine fleur de l’aristocratie et sera même, ironie du destin, présentée à l’impératrice Élisabeth et à l’empereur François-Joseph. Elle épouse un capitaine de l’armée prussienne Karl Albach qui, par amour pour sa belle, lance son sabre par-dessus les moulins. Lui aussi se fait acteur.
Leur fils, Wolf Albach-Retty, physique de jeune premier, est une star à 25 ans. Bourreau des cœurs, le beau gosse rencontre une certaine Magda Schneider lors d’un tournage. Le 23 septembre 1938 naît Rosemary, bien vite surnommée Romy. La jeune fille passe une scolarité médiocre. Elle ne veut surtout pas être une fille de stars. Il lui arrivera de nier que Magda Schneider est sa mère... Rien ne va plus entre ses parents et Magda se remarie avec Hans Herbert Blatzheim, richissime propriétaire d’une chaîne de restaurants et homme d’affaires avisé.
Poussée par sa mère, la jeune Romy s'apprête à entrer en scène
Le décor est planté. Le premier coup de manivelle va bientôt être donné. Étrangement, Romy, pourtant ravissante, ne songe pas du tout à une carrière d’actrice. Devant son père médusé, elle montre ses carnets de dessins: elle s’est jurée de devenir illustratrice pour enfants. Idée saugrenue! juge Wolf. Magda est sur le point de tourner Lilas blancs. On cherche une jeune actrice afin d’incarner sa fille. Et pourquoi pas Romy ? Qui passe des essais. Et qui est engagée. Sa photogénie est stupéfiante. Son aisance miraculeuse. Elle semble oublier la caméra, respirer ses répliques. Le film est un succès. En 1953, la jeune fille accède à la notoriété. La machine, infernale, est lancée. Ernst Marischka est en Allemagne un metteur en scène autrichien réputé. Il propose à Romy Schneider, plutôt à sa mère qui veille sur la jeune actrice en herbe, d’interpréter le personnage de Victoria. Les Jeunes Années d’une reine est un triomphe.
Romy, délicieuse de fraîcheur, porte idéalement perruques et crinolines. Elle semble faite pour incarner ces frêles héroïnes du XIXe siècle. "Tu vas faire rêver toutes les jeunes filles d’Allemagne", lui glisse son metteur en scène. Nouveau triomphe. À 17 ans, Romy Schneider est une star. Mais Ernst Marischka a une autre idée en tête. Ce sera Sissi !
Sissi, un roman à l'eau de rose pour redorer le blason de l'Autriche
Il y a belle lurette que le réalisateur cherche à tourner le fabuleux destin de l’impératrice Élisabeth d’Autriche. Mais en en gommant volontairement les aspects dramatiques. Il s’agit de faire rêver, non d’inquiéter. Alors que l’Allemagne et le reste de l’Europe se reconstruisent après les ravages de la guerre, il faut donner aux peuples de la fantaisie et du charme. Avec Romy, Marischka a vite compris qu’il tient l’interprète idéale.
Rien ne sera trop beau pour cette superproduction. Le message politique est également clair : redorer le blason terni de l’Autriche et ressusciter son passé glorieux. Costumes somptueux, innombrables figurants, lieux de tournage magnifiques et choisis en fonction de leur splendeur, châteaux ouverts par le gouvernement. La perruque portée par Mlle Schneider pèse à elle seule six kilos. Se succède un ballet de froufrous et de parures à faire pâlir la véritable impératrice. Magda est de la partie et joue, dans le long-métrage, un peu son propre rôle puisqu'elle interprète la duchesse Ludovica en Bavière.
La sortie de Sissi, en 1955, provoque un délire absolu et total. Les recettes pulvérisent tous les records et dépassent même celles d’Autant en emporte le vent! Les presses allemande et autrichienne se déchaînent, s’emparent du phénomène. Romy Schneider est une héroïne nationale. N’a-t-elle pas exporté le génie allemand hors des frontières! Pour toutes les jeunes filles de l’époque, elle est un modèle idéal de pureté et, risquons le mot, de virginité.
Magda Schneider veille sur sa fille comme sur une châsse sacrée. Son beau-père veille lui aussi. Car Romy, déjà riche, va signer grâce à lui un deuxième et fabuleux contrat. Le metteur en scène, comblé, s’est en effet déjà attelé à un deuxième opus. Celle qui reçoit déjà des milliers de lettres de fans n’a guère le temps de vivre sa jeunesse. "C’était incroyable, se souviendra Romy Schneider, On m’écrivait du monde entier. Je faisais rêver beaucoup de gens. Je représentais une jeunesse rassurante. Pensez que, au même moment, on venait de tourner aux États-Unis La Fureur de vivre et que le mythe Bardot était à ses débuts." Amer et lucide constat.
Mais, pour l’heure, Sissi impératrice connaît la même flamboyante carrière que le premier film. Elle reçoit un Bambi, l’Oscar allemand. Sa mère et son beau-père la pressent d’accepter un troisième Sissi. Elle se cabre. Elle a le courage de dire d’abord non. Elle a 18 ans. Elle est amoureuse du jeune acteur Horst Buchholz. Elle est naïve comme une enfant seule, un peu perdue. Alors elle décide de jouer autre chose, de montrer ce dont elle est capable. Ce sera Monpti, tourné et joué avec Horst, le James Dean allemand, l’histoire d’une jeune fille moderne, qui vit les problèmes de tout le monde. Las, c’est un consternant échec. Le public ne l’a pas suivie. Il veut sa Sissi. Il l’exige. De guerre lasse, Romy accepte de tourner Sissi face à son destin.
"Plutôt cesser de tourner que jouer encore les princesses en pâmoison !"
Entre les prises, la jeune femme, épuisée, est à bout de nerfs. Un quatrième film? Avec courage et dignité, Romy Schneider dit non. Ce non, ferme, sera définitif. Magda supplie, son beau-père tempête, le contrat est encore plus faramineux que les précédents, mais non, c’est non. "Plutôt cesser de tourner, déclare Romy à sa mère, que de jouer ces princesses en pâmoison."
Magda éclate en furie. Juge sa fille ingrate et égoïste. Romy se souviendra: "Je me sentais ignorante. Au lieu d’apprendre à vivre, je tournais! Au lieu de vivre, j’étais sur des plateaux de cinéma. J’ai toujours eu l’impression de ne rien savoir faire dans la vie et de savoir tout faire au cinéma. J’ai vécu longtemps dans une prison, dorée certes, mais une prison quand même !"
Alors, plus jamais elle ne jouera ces personnages à l’eau de rose, plus jamais elle ne sera l’interprète de ces contes de fées pour enfants sages qui, chez elle, de manière lancinante, tournent au cauchemar. Actrice dans toutes ses fibres, elle a une haute idée de son métier et de ses capacités. La fêlure qui est en elle, sa détresse que rien ne pourra gommer vont lui permettre de devenir l’immense actrice, la fabuleuse comédienne que le monde a connue et célébrée. Il faudra un magicien, superbe aristocrate italien, Luchino Visconti, pour lever enfin le sort.
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