Source : Culture-J - 12 novembre 2017
Dès que se lève le rideau, le décor est planté : un chevalet, des toiles pêle-mêle au sol et contre les murs, des dizaines de pinceaux… Pas de doute, nous sommes dans un atelier d’artiste. Et quel artiste !
Contre l’avis de ses parents, Jeanne Hebuterne vit depuis quelques temps déjà avec Amédéo Modigliani, dont elle est à la fois la compagne et la muse, dans le quartier du Montparnasse. Entre un père qui l’a reniée et une mère dévouée mais antisémite, Jeanne, ex-modèle de Foujita et elle aussi artiste, vit une existence de bohème dans le dénuement le plus complet.
Artiste le plus talentueux mais aussi le plus tumultueux de ce Paris du début du siècle, Amédéo Modigliani est un homme colérique, excessif et insatisfait, un tuberculeux imbibé d’absinthe et grand consommateur d’opium et de cocaïne. Non reconnu, il peine à évoluer artistiquement, et la première grande exposition à lui avoir été consacrée chez la galeriste Berthe Weill a fait scandale. Accusées d’ «outrage à la pudeur», certaines de ses toiles ont du être décrochées dès le premier jour. Tout ça pour quelques poils pubiens…
En 1917, sous l’impulsion de son marchand Leopold Sborowsky, qu’il malmène au même titre que tout son entourage, Modigliani, accompagné de Jeanne, quitte un Paris en proie aux bombes pour se réfugier à Nice. Un endroit qui ne fera rien pour améliorer l’humeur et le moral de l’artiste, dont la seule occupation de la journée ou presque est de marcher du Negresco au port, et du port au Negresco… Il en arrive même à peindre des paysages, c’est dire s’il s’ennuie !
Un «exil» qui durera jusqu'en mai 1919, date à laquelle Jeanne et Modigliani, de plus en plus malade, regagnent enfin la capitale. Quelques mois plus tard, en janvier 1920, celui que l’on surnommait «le prince du Montparnasse» meurt d’une méningite tuberculeuse, une disparition qui sera suivie deux jours plus tard par celle de sa compagne, enceinte de neuf mois, qui se suicidera en se jetant du cinquième étage.
«Modi», c’était à lui seul toute une histoire. Et il fallait bien la scène d’un théâtre pour lui rendre hommage. Dans un Paris de bohème où les noms de Soutine, Chagall, Picasso, Vlaminck, Cezanne, Matisse, Cocteau ou Foujita résonnent comme autant des chefs-d’œuvre, Laurent Seksik invite donc les spectateurs à pénétrer dans l’intimité des trois dernières années de l’un des peintres les plus maudits de l’Ecole de Paris.
«Passionné par sa vie, quand je cherchais la voix du roman pour raconter son existence, je tournais en rond. Le personnage, si exceptionnel, si multiple, si lumineux, si grandiose, si tragique et si jubilatoire semblait à l’étroit dans mes pages, sa personnalité dépassait du cadre du livre dans lequel je voulais l’enfermer. Quand je l’imaginais, il s’agitait sur ma feuille, se mettait à gueuler, à courir, à danser et se mettait à peindre. Sa théâtralité un peu folle ne trouvait pas sa mesure sur la feuille de papier. Elle en appelait à l’oralité, au dialogue, au mouvement, à la scène. Le flamboyant Montparnasse des années 20 nécessitait le pourpre du rideau. Le génie de Modi exigeait les planches pour nous entraîner dans son monde où les femmes baisent les étoiles de leur cou immense et les hommes aux grands masques figés font soupirer ou terrifient de leur sérieux grotesque.»
C’est ainsi que Laurent Seksik, auteur de ce superbe spectacle, évoque Modi, qu’il signe d’une main de maître. Déjà à l’initiative de nombreux romans sur des personnages illustres – Romain Gary s’en va-t-en guerre, Le cas Eduard Einstein… –, il livre ici sa troisième adaptation théâtrale après Les derniers jours de Stefan Zweig et Le monde d’hier.
Et pour camper son «Modi», le choix de l’auteur s’est porté sur… Stéphane Guillon, que l’on aurait trop souvent tendance à ne ramener qu’au rôle d’humoriste ou de chroniqueur. Mais c’est sans compter sur la formation artistique de cet ancien élève de Jean-Laurent Cochet et de Vera Gregh. Sa prestation est tout simplement bluffante. Tour à tour excessif, paranoïaque ou déprimé, ivre ou drogué, amoureux ou indifférent, Stéphane Guillon impose ici une présence scénique incroyable qui donne jour à un réel talent de comédien. De très bon comédien.
Quant aux autres protagonistes, c’est à la toujours très attendue Sarah Biasini que revient d’endosser le rôle de la maîtresse éperdument éprise, tantôt aimée tantôt délaissée, entourée d’une mère – Geneviève Casile – protectrice et cinglante à souhait, et d’un marchand d’art – Didier Brice –, désabusé par les excès de son client.
Un grand moment de théâtre, à voir absolument !
"Modi", actuellement au théâtre de l’Atelier. Informations et réservations sur le site du théâtre de l’Atelier.
"Modi", de Laurent Seksik, aux éditions Flammarion. 170 pages. 13,00€.
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