Source : Télérama.fr - 07 avril 2016
Ce sont des silhouettes, des visages, qui ont hanté notre enfance. Jean-Louis Trintignant, Romy Schneider, et puis les seconds rôles, de Maurice Biraud à Paul Le Person. On les voyait alors sur les quelques chaînes de télé, aux heures de grande écoute, qu’on n’appelait pas encore prime time. Maintenant, il faut aller sur le câble ou le satellite, là où le magasin à films est grand ouvert. Trois diffusions encore pour "Le Train", de Pierre Granier-Deferre, sur Ciné + Classic, mais il est aussi dispo à la demande.
Une adaptation de Simenon, signée Pascal Jardin (et Granier-Deferre) sortie à l’automne 1973. Quelques mois avant Lacombe Lucien, qui fera plus de bruit : mais "Le train", moins polémique, montre aussi la lâcheté ordinaire en temps de guerre, la saloperie larvée des hommes en groupe et aussi ce que les Français ignoraient, ou ne voulaient pas savoir. Juive allemande réfugiée en Belgique, Romy Schneider croise Jean-Louis Trintignant dans un train de l’exode, wagon de marchandise où l’on s’entasse, marche lente sous la menace des stukas. «Persécuter tous les Juifs, l’interroge-t-il après qu’elle lui eut raconté son départ d’Allemagne, mais pourquoi ? Ce n’est pas un peu énorme… ?»
Minimaliste, pas qualité française pour deux sous, le film tient littéralement sur le visage de Romy, cheveux tirés, impeccable ovale, qui aimante le regard de Trintignant comme celui du spectateur. L’espace-temps de la fuite, de la promiscuité contrainte, ouvre un autre possible : sa femme enceinte, sa fille, sont dans le wagon d’à côté, puis dans une autre rame au fur et à mesure que le convoi, de la frontière belge à La Rochelle, s’arrête, repart, se démembre. Et le petit électricien de Fumay, dans les Ardennes, devient quelques heures, quelques jours, le compagnon, puis l’amant de cette femme déplacée, trop belle, presque fatale. Entre les scènes de survie ordinaire – manger, se laver, s’aimer sans le dire, dans le noir –, passent des images d’archives et c'est le lyrisme de la musique de Philippe Sarde qui tient l’ensemble, comme une construction fragile.
Denys Granier-Deferre, fils de son père et cinéaste lui aussi (Que les gros salaires lèvent le doigt, Pièce montée), ce souvient de cet été 72, où, au milieu de ses études de droit, il fut deuxième assistant sur Le Train. "Le tournage des intérieurs avait eu lieu aux studios de Boulogne, dans un wagon que les techniciens secouaient pour feindre le mouvement, mais pour les extérieurs, la SNCF avait fourni une rame avec laquelle on a fait le trajet du film, parfois sur des voies désaffectées, parfois sur les lignes principales, auquel cas on s’arrêtait, montre en main, pour laisser passer les trains de voyageurs". Le producteur Raymond Danon avait dit à Pierre : "Mais que fera-t-on en cas de mauvais temps ?" Et Pierre avait répondu : "Je vous jure qu’on aura le même temps qu’en mai 40." Et il avait raison… Ce dont je me souviens en premier lieu, c’est la précision du travail de Pierre : "C’était une logistique assez compliquée, avec des centaines de figurants qui arrivaient l’avant-veille du tournage, qu’il fallait habiller, je ne sais pas combien ça coûterait aujourd'hui, mais parallèlement à ça, Pierre ne perdait jamais le côté intimiste qui l’intéressait."
Pierre Granier-Deferre (1927-2007), plus de vingt-cinq longs métrages, le goût des adaptations (Simenon, mais aussi, sur le tard, Drieu la Rochelle), la confiance des acteurs (deux films dans le cycle Gabin de la Cinémathèque, Le Chat et La Horse). Parfois pointait une ironie, cachée mais décelable. Un plan large dans "Le Train" : des nonnes dans un pré, des vaches qui les regardent. On pourrait gloser : l’humanité fuyante réduite à l’animalité. Mais c’est juste une ponctuation, un sourire en coin. « Ah oui, remarque Denys Granier-Deferre, je me rappelle aussi un plan de mouettes, dans Adieu poulet [1975, Ventura, Dewaere, dans une comédie policière,
NDRL. Francis Veber, qui avait écrit le scénario, pestait gentiment : "On t’apporte une comédie, mais tu ne peux pas t’empêcher de filmer des mouettes"… » Il paraît que Trintignant n’aimait pas "Le Train", qu’il trouvait son rôle trop ingrat, mari infidèle puis collabo passif, qui ne lève pas le petit doigt pour sauver une Juive. A moins que… Au tournage, Denys Granier-Deferre croit se rappeler qu’on enquilla deux versions de la confrontation finale, l’une plus noble, l’autre moins – à vous d’aller jusqu'au bout pour voir celle qui fut conservée. Trintignant ne s’aimait pas, mais la façon dont il joue ce petit homme à lunettes, cet amour soudain, muet, irrépressible qu’il porte soudain à cette apparition, il est difficile de ne pas l’aimer pour lui.
Aurélien Ferenczi