Source : Benito Pelegrin - 07 décembre 2014
La fin des utopies
1516 : Thomas More publie son Utopie, pleine des rêves de renouveau de la Renaissance. À Rotterdam, près d’Érasme, dans les Pays-Bas de Charles Quint, lui arrivent tous les récits des navigateurs sur des îles merveilleuses découvertes par l’Espagne. Dans une de ces îles, sans doute Cuba, mais pensé pour sa Grande-Bretagne, il situe le songe de sa société idéale : Christophe Colomb, marquait sur sa carte des îles qu’il croyait le Paradis terrestres, et, dans son sillage, les religieux espagnols rêvent de recréer aux Amériques l’idéal évangélique qui a échoué dans une Europe qui se déchire sur des conceptions antagoniques d’un même Dieu d’amour. L’homme naturel n’y paraît pas encore contaminé par le péché : à Nouveau Monde, homme nouveau. C’est notre continent qui, par la découverte du nouveau, est devenu soudain le Vieux Monde, failli, en faillite.
1611-1612 : Shakespeare, d’une nation enfin lancée dans les découvertes d’outre-mer, écrit sa Tempête : une contre-utopie, même s’il en reste des traces amèrement nostalgiques dans la bouche du bon Gonzalo qui conclut sa fameuse tirade évoquant le sommet de l’utopie que fut le mythique Âge d’Or :
«Je voudrais gouverner dans une telle perfection, seigneur,
que mon règne surpassât l'âge d'or.»
Emblème colonialiste
À l’inverse de Prospéro, le Gonzalo naufragé rêve de gouverner un peuple innocent, comme le pensait le Montaigne des Cannibales. Mais un siècle est passé, les illusions aussi. L’homme nouveau n’est pas l’être pur imaginé, il est même anthropophage, et les hommes du Vieux Monde, sur les traces des premiers navigateurs hispaniques, spoliant et exportant leurs richesses, ont importé leurs vices. Les Espagnols sont passés, de l’enthousiasme de l’exploration, à l’exploitation ; et dans l’île allégorique de la Tempête, où, ancien duc de Milan déposé par son propre frère, règne la magicien Prospéro sur des esprits esclaves, l’un de la terre, l’autre de l’air, le fils de la sorcière et Ariel, on les voit même, de leurs possessions européennes de Milan et de Naples, duc usurpateur et roi complice escortés des conseillers machiavéliques du prince, implanter dans une île touchée aussi par le mal en la personne malheureuse de l’indigène diabolisé, y implanter leurs conspirations, leurs complots, jusque dans les personnages bouffes de Trinculo et de Stéfano. Quant à l’esclave, révolté contre le prospère Prospéro colonialiste, pour s’en libérer, tombe de mal en pis, se donnant de nouveaux maîtres, de nouvelles chaînes : Caliban, dénotant ou connotant le cannibale, dont le nom, dans la Cuba de la Révolution castriste, deviendra l’emblème revendiqué hautement par Roberto Fernández Retamar puis toute l’Amérique latine, d’une culture autochtone, « cannibale », nourries des autres, la culture métisse.
Résolus les problèmes théologiques longuement débattus à Valladolid par les Espagnols sur l’âme des indigènes non christianisés au profit moderne de la rentabilité économique, emblème de la bonne conscience colonialiste, La Tempête apparaît, dans la personne du mage Prospéro, comme le triomphe cynique et tranquille du colonisateur : la domination et la spoliation contre l’alphabétisation.
La fin des thaumaturges
Replacée de la sorte dans ce cadre historique, mais élevée à la dimension théologique, comme je l’ai également écrit[1], au sortir d’une Renaissance qui commence à opposer Raison et Foi, annexant et érigeant même l’astrologie/astronomie en science naturelle pour lutter contre la prédestination protestante et la providence catholique et arracher l’homme au divin pour le rendre à la nature, La Tempête peut se lire comme la fin des thaumaturges qui, entre rationalisme renaissant et science balbutiante, sans rompre prudemment avec la religion, se sont dressés en rivaux humains d’un Dieu sourdement contesté, relégué, de sa septième sphère du géocentrisme, au fin fond d’un cosmos héliocentré découvert toujours plus vaste où il finit par se dissoudre ou se perdre. Adieu les Paracelse, Nostradamus et ce Faust séduisant déjà Marlowe. Pour l’heure, Prospero, qui distingue encore entre magie noire, celle de «la hideuse sorcière Sycorax» (Acte I, 2, v. 258) et la sienne, blanche, est un démiurge à l’image de Dieu, puisqu’il a le pouvoir de réveiller les morts (Acte V, 1, v. 48-50). Cependant, il ne s’oppose pas, comme Faust, à Dieu puisqu’il estime la magie un « art grossier» qu’il abjure à la fin, s’empressant de la rendre aux entrailles de la terre comme il engloutit dans les abysses le livre des charmes dès lors qu’il aura requis la «musique céleste» qui doit «plier les sens» (Acte V, 1). C’est la même harmonie qui émerveille le jeune Ferdinand sauvé du naufrage, qui doute qu’elle soit humaine (Acte I, 2, v. 391), triomphe de l’esprit de l’air, céleste, sur la pesanteur matérielle de la terre, victoire de l’imagination, de l’art, sur la réalité brute et brutale.
Les adieux de Prospéro à la magie, restauré comme temporel et terrestre duc de Milan, c’est le Shakespeare ultime renonçant aux sortilèges de la scène, mais reconnu souverain duc du théâtre du monde.
Réalisation et interprétation
Sans chercher apparemment d’autre transcendance que celle du ciel des cintres et de la magie du théâtre, c’est cette vision que nous a offerte la belle réalisation du CADO d’Orléans dans l’efficace mise en scène de Christophe Lidon, qui participe aussi à l’adaptation (quelques coupures du texte et de personnages encombrants, suite de courtisans, moissonneurs, esprits, nymphes et dieux) de Michael Sadler qui signe aussi la traduction.
La simple mais habile scénographie de Catherine Bluwal évoque le théâtre de tréteaux baroque en convoquant tous les moyens modernes : un plateau circulaire tournant, dentelé d’une épure de rocs et de vagues, silhouette de l’île et crêtes de la mer, évite les temps morts et crée, comme par la grâce d’Ariel, qui le fait tourner, de rapides changements de décor et de scène. À la circularité du plateau mouvant répond le cercle changeant de la lune de la magie et de l’astronomie : rotondité de la terre contre celle de l’astre, répons analogique de la terre et du ciel, monde baroque composé d’opposés et, à voir ces formes rondes, orondes, l’on rêve au «théâtre du Globe» bâti et baptisé par Shakespeare.
Les lumières fantasmagoriques ou rêveuses de Marie Hélène Pinon, zébrées d’éclairs de la tempête, les projections vidéo de Léonard, cieux changeants, orage de la rage de Prospero, visions plantureuses de repas, de trésors, et la musique, plutôt les sons étranges de Christophe Sechet (même si on regrette l’absence des jolies chansons d’Ariel), participent d’une réelle magie théâtrale dont on sait les artifices merveilleux qui nous rendent à notre esprit d’enfance, même avec ses délicieuses terreurs, comme ces créatures apparues, crochues, issues de quelque BD ou film de science fiction : magnifiques costumes de Chouchane Abello, manteau de Prospéro, belles robes de Miranda, Espagnols de Milan et Naples hautainement cuirassés et bottés, un Caliban monstre hybride d’écailles et un Ariel joliment sanglé dans un agile justaucorps gymnique ou galactique, brillant sans doute d’une obscure clarté qui tombe des étoiles. Seule concession, ou plutôt clin d’œil malicieux à la soi-disant modernisation déjà antique qui traîne dans tant de mises en scènes depuis cinquante ans, un uniforme moderne au tout début, de capitaine de navire contemporain, mais signe ici du théâtre dans le théâtre où nous sommes car les personnages de la pièce, les naufragés espagnols, en costume d’époque, font irruption de la salle réelle pour grimper sur la scène de l’illusion.
Le tempo est vif, sans solution de continuité dans cette pièce baroque qui respecte, comme tant d’autres, dans la tradition aristotélicienne, bagage commun à l’époque, unité de lieu, l’île, et de temps, un jour, que seule la méconnaissance cocardière de certains raccorde abusivement à un théâtre français «régulier» qui ne s’imposera que trois ou quatre décennies plus tard.
Le jeu des acteurs est remarquable de bout en bout, du début de la troupe aux comiques du troupeau : en sorte de clowns beckettiens mais sans rien de tragique, le Trinculo de Denis Berner, le pleutre, le peureux, est d’une mobilité de visage et de gestes admirable et son pendant et pendard complice contrasté et maître Stéphano, est campé par un Joël Demarty, ivrogne gueulard et gaillard magistral : un couple de Laurel et Hardy, mais agités et bouillonnants, un régal. Ce dernier fera aussi un touchant Alonso, roi de Naples, bouleversé par la mort de son fils, du moins croit-on le reconnaître car, malheureusement, la distribution se contente de donner le nom de l’acteur jouant Prospero, les autres venant dans un injuste désordre pas facile à démêler. Jean‑Marie Lardy, le frère usurpateur, est un Antonio élégant, distillant le venin machiavélique de la conspiration au Sébastian plus rude et rugueux de Jacques Fontanel. Voix franche et vraie du bon et loyal Gonzalo, Jean-Loup Horwitz, est un impressionnant Gonzalo utopiste et généreux.
Le couple de jeunes premiers, forcément convenu, est composé du Ferdinand, d’Adrien Melin à la douce voix juvénile et à la noblesse de gestes et d’une Miranda, au rôle plus long à laquelle Sarah Biasini prête une jolie vivacité, une nervosité impatiente : le jeu d’échec entre les chastes fiancés devient une plaisante scène presque érotique où l’on sent que la chasteté est justement en échec quand sait comment l’esprit vient aux filles, prenant littéralement, le dessus corporel sur le mâle.
Le Caliban, qui n’est pas noir, antécédent violeur de la femme blanche du Monostatos de La Flûte enchantée, est Dominique Pinon, impressionnant, bouleversant : il feutre sa voix, feule, grasseye, éraille, éructe ses imprécations contre le colonisateur esclavagiste, gueule presque cassée de victime désignée de ceux dont dirait Gracián : «De rien ne sert d’avoir raison avec un visage qui a tort», délit de faciés, délit d’ethnie par sa mère, indigène, autochtone, propriétaire des lieux dépossédé par l’homme blanc. Parallèle aérien, tout aussi esclave mais promis à la liberté, révolté aussi mais soumis par nécessité dans ce jeu déjà hégélien du maître et de l’esclave, l’esprit des airs Ariel, autre Puck évanescent, c’est Maxime d’Aboville, physique de gamin, de sympathique sale gosse à la voix rauque de fumeur clandestin, entre la Guerre des Étoiles et Tintin dont il arbore la houppe ; il est étourdissant de grâce agile, bondissante, tournoyante, virevoltante, touchant et on croit rêver de l’avoir entendu en bouleversant curé de campagne de Bernanos.
Alain Pralon, Sociétaire honoraire de la Comédie française est un Prospero magistral mais qui a d’emblée abdiqué la magie sinon celle du théâtre par son jeu riche en diverses nuances d’affect, paternel, patelin, menaçant, ironique, mais toujours décalé, par son prosaïsme humain, de la grandeur inhumaine du thaumaturge. Et c’est là sans doute, sans l’imputer à ce grand comédien qui joue le jeu du théâtre en montrant qu’il est là sans l’être totalement, personnage et non personne, le résultat du postulat de Lidon qui traite la pièce dans le divertissement, dans le pur théâtre. Cela est signifié par la belle scène de théâtre dans le théâtre des figurines en ombres chinoises contre la paroi de la caverne, qui réfère, bien sûr à Platon, mais sans désir suffisamment théâtralisé de l’élever du physique humain à la métaphysique :
«Nous sommes faits de l’étoffe des songes,
Et notre infime vie est cernée de sommeil»
On en reste donc, face à ce spectacle, dans l’éblouissement de Gonzalo qui dit l’ambiguïté du théâtre :
«Je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel».
Mais ce manque de magie est surtout verbal. Pas de différence de langue, de rythme, dans cette adaptation, entre Caliban et Prospero dans leurs réciproques tirades insultantes. Shakespeare, dans sa pièce, passe de la prose aux vers, du pentamètre iambique à une grande diversité de mètres et de rythmes, qui font sens par rapport à qui s’exprime. Cette adaptation en prose, prosaïque donc, pèche par une uniformité de ton qui contrevient à l’esthétique baroque fondée sur la variété des trois registres rhétoriques, mêlant le style humble au sublime en passant par le moyen dans des effets de contraste permanent. Le grand reproche que l’on peut faire à cette approche c’est que, si elle respecte le sens, elle trahit le son, la langue : la poésie en somme.
Photo fournie par le théâtre :
Caliban (Dominique Pinon) chevauchant la vague ou la falaise.
Benito Pelegrin
[1] Benito PELEGRÍN, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Troisième partie, "Entre terre et ciel, le Baroque", "De Dieu le Père au Père-dieu" ; "La fin des thaumaturges", Editions du Seuil, 199, p. 389-399.
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