Source : Le Monde.fr - 16 décembre 2013
En 1962, le monde découvrait la silhouette dégingandée et pourtant grâcieuse, la blondeur et – surtout – le regard d'un bleu intense d'un acteur inconnu, si ce n'est des aficionados de la scène théâtrale britannique. Dans le rôle du colonel T. E. Lawrence, dit "Lawrence d'Arabie", le jeune Peter O'Toole portait, quatre heures durant (avec l'aide d'Omar Sharif, Alec Guinness et quelques milliers de figurants) l'épopée réalisée par David Lean, produite par Sam Spiegel. Cinquante et un ans et huit nominations à l'Oscar plus tard, Peter O'Toole est mort, samedi 14 décembre à Londres, des suites d'une longue maladie.
L'acteur n'avait jamais retrouvé les hauteurs vertigineuses qu'il avait atteintes avec ce premier grand rôle. Un esprit de contradiction poussé à l'extrême, une propension aux excès en tous genres ont fait couler des hectolitres d'encre sur cet Irlandais qui semblait correspondre en tous points aux stéréotypes fréquemment associés à son pays. Alcoolique, capable de passer en un clin d'œil de l'exaltation à la plus noire des dépressions, le personnage Peter O'Toole vaut presque tous les rôles qu'il a pu tenir : Henri II d'Angleterre (dans le "Becket" de Peter Glenville d'après Anouih, en 1964, puis dans "Un lion en hiver", en 1968, d'Anthony Harvey, aux côtés de Katharine Hepburn), le professeur inhibé de "Goodbye Mr Chips" de Herbert Ross (1969) ou – plus proche de lui – l'intenable acteur de "Où est passé mon idole ?" (1982), joli film de Richard Benjamin. Chacun de ces rôles lui valurent une nomination à l'Oscar du meilleur acteur, pendant que, sur les scènes du West End ou de Broadway, il alternait fours et triomphes.
En 1980, son Macbeth, dirigé par Bryan Forbes à l'Old Vic, lui valut des critiques assassines. A la fin de la décennie, en 1989, il séduisait des mois durant la presse et le public londoniens dans Jeffrey Bernard Is Unwell de Keith Waterhouse, portrait d'un journaliste alcoolique. A plusieurs reprises, Peter O'Toole avait annoncé sa retraite, la dernière fois en 2012. On venait d'apprendre qu'il en était sorti pour tenir le rôle d'un notable romain dans une vie de la sainte chrétienne Catherine d'Alexandrie. Peut-être faut-il y voir l'équivalent cinématographique d'une indulgence.
ACTEUR SHAKESPEARIEN
Photo non atée de Peter O'Toole, mort samedi 14 décembre à l'âge de 81 ans. Peter O'Toole est né le 2 août 1932, dans le Connemara, terre catholique. Il a raconté que son père était un parieur invétéré, dont les fortunes et infortunes régissaient la vie de la famille O'Toole. Celle-ci s'est installée à Leeds, dans le Yorkshire, et, après avoir servi dans la marine, Peter O'Toole entre à la Royal Academy of Dramatic Art, où il a pour condisciples Albert Finney et Alan Bates. A la sortie de l'école, il entre à l'Old Vic de Bristol. Dans le répertoire contemporain comme dans le shakespearien, il attire tout de suite l'attention (lorsqu'il reprendra le rôle de Hamlet, en 1964 sous la direction de Laurence Olivier, nombre de critiques regretteront qu'il n'ait pas retrouvé la fièvre de sa première interprétation à Bristol). Après un passage par les scènes londoniennes et Stratford Upon Avon (il y joue Shylock dans "Le Marchand de Venise"), il trouve le chemin des studios de cinéma.
Alors qu'O'Toole n'a à son actif que trois seconds rôles, Sam Spiegel, qui avait approché Marlon Brando pour le rôle de T. E. Lawrence, se rend aux arguments de David Lean et l'embauche. Le tournage de Lawrence d'Arabie est interminable, consume presque deux années de la vie du jeune acteur. Il y gagne la gloire, et pas grand-chose d'autre, puisque la légende veut qu'il ait perdu la quasi-totalité de son cachet dans des casinos du Moyen-Orient en compagnie de son partenaire, Omar Sharif.
EXCÈS DE JEU
Suivent des rôles prestigieux dans Becket, dans Lord Jim, de Richard Brooks, d'après Joseph Conrad, mais les critiques et le public résistent de plus en plus aux excès du jeu de Peter O'Toole. De lui, Katharine Hepburn dira qu'il était trop «prodigue de son talent». D'autant qu'il ne le dépense pas toujours en bonne compagnie. Sa filmographie est hétéroclite et l'on n'y trouve guère de grands réalisateurs. Et quand il tourne avec John Huston, c'est pour faire l'ange dans "La Bible" (1966), qui n'est pas vraiment considéré comme l'un des sommets de la carrière du cinéaste. Logiquement, en 1979, il est pris, en compagnie de son cadet Malcolm McDowell, dans l'une des catastrophes majeures de l'histoire du cinéma, le péplum pornographique Caligula, de Tinto Brass, produit par le fondateur du magazine Penthouse, Bob Guccione.
L'apparition des franchises ("La guerre des étoiles", "Superman", "Batman") si avides d'acteurs britanniques d'un certain âge ne lui profite guère, puisqu'il doit se contenter d'un second rôle dans Supergirl (1984). Ces dernières années, sa prestance et son physique tourmenté de vieillard qui a vécu trop longtemps lui ont valu de jouer des rois (Priam, dans "Troie", de Wolfgang Petersen, en 2004) ou des papes (Paul III, dans la série "Les Tudor"). En 2003, après sept nominations infructueuses, l'académie hollywoodienne lui avait remis un Oscar pour l'ensemble de sa carrière, que Peter O'Toole avait envisagé de refuser, espérant encore décrocher une statuette de plein droit. Il n'avait pas tort, il est nommé en 2006 pour Venus, une comédie de Roger Michell écrite par Hanif Kureishi. Mais une fois de plus, l'Oscar lui échappe, ce qui lui permet d'obtenir le titre de l'acteur le plus souvent nommé sans avoir jamais gagné. Peter O'Toole a vécu selon ses propres règles.