FOLIE DOUCE
1964, Henri-Georges Clouzot entraîne Romy Schneider et Serge Reggiani dans "L’Enfer", histoire d’une jalousie obsessionnelle qui vire à la folie. Mais après quelques semaines, Reggiani claque la porte, Clouzot fait un infarctus et le tournage s’arrête. Tenues au secret depuis lors, les images hypnotiques de L’Enfer surgissent aujourd’hui du passé, ressuscitées par Serge Bromberg. Ce fou de cinéma, spécialiste de la restauration de film, nous raconte "L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot".
Propos recueillis par Juliette Reitzer
Les images que vous avez découvertes étaient-elles à la hauteur de leur légende ?
C’est Inès Clouzot, la veuve du cinéaste, qui m’a permis d’y avoir accès. Je l’ai convaincue de me céder les droits après que l’on soit restés deux heures bloqués dans un ascenseur… Le film avait la réputation de s’être arrêté après 15 jours de tournage, c'est-à-dire l’équivalent de 30 boîtes tournées. Mais c’était sans compter les essais… Je me retrouve donc avec 185 bobines de négatif sans indication, et surtout, sans aucun son. On met tout bout à bout et là, le choc. D’abord parce que les images étaient éblouissantes, mais aussi parce qu’elles ne répondaient pas du tout à la question : «Que s’est-il passé sur le tournage de L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot ?» C’est là qu’il est devenu clair qu’il n’y avait pas une légende, mais deux : le film qu’aurait été celui de Clouzot, et le tournage maudit.
En quoi était-ce un tournage exceptionnel pour l’époque ?
D’abord parce que les acteurs principaux, Serge Reggiani et Romy Schneider, étaient d’immenses stars. Ensuite parce que Clouzot n’avait pas tourné depuis quatre ans… Le film avait obtenu un budget illimité de la Columbia, et l’entreprise avait pris une ampleur délirante.
Quels effets visuels vous ont le plus impressionné ?
Durant les essais, Clouzot a essayé beaucoup de choses. Il y va de la folie obsessionnelle d’un créateur de ne jamais être satisfait de son oeuvre… Des effets de miroir, qui permettent de couper des têtes en deux, de déformer. Il a peint ses acteurs en bleu, en vert, en jaune. Un délire !
Bernard Stora, stagiaire sur le tournage de Clouzot, affirme que le garde-fou qui a manqué au réalisateur, c’est un producteur. Personne n’était là pour le stopper…
Il avait perdu sa mère juste avant le début du tournage. Ajoutez à cela les quatre mois d’essais, qui ont été une expérience épuisante : quand le tournage commence, il est déjà dans le doute. Il a cru qu’il pouvait tout se permettre, mais il fallait un moment qu’il se heurte au principe de réalité. Personne ne s’est manifesté : il faut quand même rappeler que c’était un immense réalisateur, on l’appelait « le Hitchcock français ».
Chabrol a réalisé un film, "L’Enfer", à partir du scénario de Clouzot. Il a dit à ce propos que «c’est dangereux de prendre le scenario de quelqu’un d’aussi prestigieux et de le ramener à soi». Avez-vous eu peur de vous lancer dans cette entreprise ?
J’ai peur depuis le début. C’est un film maudit qui a failli coûter sa réputation à Romy Schneider, qui a été le point final de la carrière de Clouzot – il a ensuite réalisé un dernier film, "La Prisonnière", qui n’était pas une réussite – et qui a coûté une fortune aux assurances. Je me suis dit : «Je suis le prochain sur la liste.» Finalement, je m’inscris comme l’un des acteurs du troisième acte du film de Clouzot, celui de la résurrection.
Dans le scénario de "L’Enfer", le personnage de Marcel finit par dire : «Je sais plus, j’m’y perds.» Comment avez-vous travaillé ce parallèle entre Clouzot et son personnage ?
Le parallèle s’installe de lui-même. D’un côté, il y a l’obsession de Clouzot : prouver qu’il est capable d’inventer un nouveau cinéma, au point de perdre les référents même du cinéma [les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague venaient de la rattacher, péjorativement, aux films dits de «qualité française », ndlr]. De l’autre, la jalousie obsessionnelle de son personnage, au point de ne plus distinguer le vrai du faux. Leur trajectoire est comparable, et ils sont surtout clairement fascinés par la même femme… Romy Schneider est d’une beauté époustouflante. On ne l’a jamais connue comme ça.
Est-il risqué de vouloir disséquer la folie, de la mettre en équation ?
Peut-être, mais en même temps Hitchcock a réussi avec "Vertigo", ou la séquence de Dali dans "La Maison du Dr. Edwards". Pour moi, un des films les plus démentiels sur la folie, c’est "All About Eve" de Mankiewicz. La descente de l’escalier de Gloria Swanson dans "Sunset Boulevard" de Billy Wilder, c’est la folie dans toute sa splendeur cinématographique. De même que Citizen Kane, d’ailleurs ! En fait, je crois que la plupart des grands films sont ceux qui arrivent à approcher la folie.
La cinéphilie n’est-elle pas une forme de folie ?
Oui, parce qu’on a envie de tout savoir, de tout connaitre, et c’est évidemment impossible. Moi ce qui me rend fou, c’est l’idée qu’il y a encore des bobines de films enfouies dans des caves ou des greniers. On peut y voir un délire de puissance, mais ce que j’aime, c’est essayer de restaurer le spectateur, c'est-à-dire ce qu’il y a de vivant dans ces films oubliés. Avec "L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot", je propose aux spectateurs de remonter le temps avec moi, jusqu’en 1964. Et quelque part, si on remonte le temps, on promet au spectateur de rajeunir : on est dans Docteur Faust !
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