Source : Paris-match.com - 20 octobre 2009
Elle avait 25 ans. Henri-Georges Clouzot l’avait choisie comme héroïne pour «L’enfer» dont le thème est la jalousie. Un film maudit qu’un documentaire et un livre ressuscitent aujourd’hui.
«Clouzot voulait la bouche de Romy en gros plan, raconte la scripte, Nguyen Thi Lan. On a d’abord filmé la langue qui tournait autour de la bouche et ce n’était jamais parfait... J’ai l’impression que nous avons passé une journée complète sur sa bouche, peut-être plus. Et Romy s’énervait, elle ne comprenait pas. Après avoir tourné avec tant de soin les “Sissi”, elle se retrouvait maintenant à faire tourner sa langue autour de sa bouche à n’en plus finir.»
Le film est baptisé «L'enfer», un titre prémonitoire
Début de l’année 1964. Henri-Georges Clouzot s’apprête à révolutionner le cinéma avec un dix-septième long-métrage annoncé comme un événement et qui bénéficie du soutien des producteurs américains de la Columbia. Au vu des premiers rushs qu’ils jugent «hypnotiques, incandescents, époustouflants», ils vont prendre la décision rarissime d’allouer à Clouzot un budget illimité. Changement de standing pour le réalisateur qui abandonne son petit bureau. Georges, comme l’appellent ses intimes, s’installe dans une suite au... George V, justement, où son projet délirant va prendre corps. Le film est baptisé «L’enfer». Un titre prémonitoire.
Romy Schneider, 25 ans, vingt-cinq films, en est la vedette féminine. Elle rentre des Etats-Unis où elle s’était exilée après sa rupture avec Alain Delon. Elle vient d’y tourner sous la direction d’Otto Preminger. Elle est déjà une star. Mais pour Georges, elle est prête à tout. N’est-il pas le réalisateur du «Corbeau», de «L’assassin habite au 21», de «Quai des Orfèvres», du «Salaire de la peur» et des «Diaboliques» ? Ne pourrait-il devenir, à l’issue de cette expérience, son Hitchcock à elle ? Pour Clouzot, justement, la fascination que suscite Romy s’inscrit au cœur même du film. Elle sera un sujet d’obsession et de paranoïa idéal.
Passé maître dans l’art de distiller l’angoisse, Henri-Georges Clouzot veut, cette fois, aller beaucoup plus loin, toucher du doigt une forme de paroxysme. Son obsession ? L’obsession. Il sort d’une grave dépression, après la maladie et la mort de Véra, son épouse et égérie. «Pas une dépression de starlette, dit-il, une vraie.» Il veut mettre en images les malaises anxieux qui l’empêchent de dormir. Tout cela va se cristalliser autour du thème de la jalousie. Mais comment faire vivre la terrifiante névrose morbide d’un mari tourmenté, en l’occurrence Serge Reggiani, afin que chaque spectateur la ressente intimement ?
Au cours de la préparation du film, la jalousie est répertoriée en dizaines de fiches multicolores. Chaque couleur correspond à un état d’âme, un moment, une situation. Une tentative de mise en équation de la folie. Un jeu dangereux. «Il pensait sûrement qu’on n’avait jamais traité la jalousie comme il le fallait, explique Catherine Allégret, qui fait partie du casting. Lui, il est allé dans le gras de la douleur.»
«L’enfer» commence donc sur une histoire banale de jalousie. La vie quotidienne sera tournée en noir et blanc, les fantasmes infernaux du mari s’inscriront en couleur. Banale histoire, en fait, oui. Sauf que la manière de la raconter ne doit pas l’être. Et, à cause de cela, «L’enfer» va devenir un véritable enfer. Il y a d’abord les essais. Ils vont durer plusieurs semaines et laisser tout le monde exsangue, Clouzot et son cœur affaibli en premier. «Lors de ces essais, je me rendis compte qu’il était le metteur en scène le plus difficile que j’aie jamais rencontré, confiera Romy Schneider. Difficile, mais pas dans un sens négatif ! Cet homme ne se disait jamais satisfait, c’était un perfectionniste qui voulait que chaque ton, chaque éclairage, chaque geste soit exactement, à la plus petite nuance près, tel qu’il se l’était imaginé auparavant. Je me demandais : “Comment supporteras-tu dix-huit semaines de tournage avec lui ?”»
On disait de Clouzot qu'il était cynique, impitoyable
Romy a rapidement conscience de s’être embarquée dans une entreprise de doux dingue, dans une histoire dont elle ne parvient pas à deviner si elle en est la victime ou le bourreau aguicheur et pervers. Une Sissi ultra-sexy qui tromperait son mari avec des hommes et des femmes. Mais Romy croit encore au génie du maître, qui tente de la pousser au bout d’elle-même. Costa-Gavras, premier assistant sur la préparation du film, se souvient : «Depuis des années déjà, les acteurs entraient sur le plateau de Clouzot les poings serrés, car il avait la réputation d’être extrêmement dur avec eux. On le disait cynique, impitoyable... Cela faisait partie de son image de marque.»
De son côté, pourtant, le metteur en scène travaille comme un forcené. Il a engagé les meilleurs techniciens de l’époque et constitué trois équipes de tournage qui forment une véritable armée. Il fait plancher Boulez et l’Ircam sur la bande-son, utilise l’iconographie de l’art cinétique angoissant, dérangeant, multiplie les effets spéciaux, tente toutes les expériences. Et Romy subit tous les supplices. Elle est enduite d’huile d’olive et recouverte de paillettes, grimée de fards multicolores. Une roue de 8 mètres de diamètre, sur laquelle sont placés plusieurs projecteurs et des filtres de couleur, tourne en permanence, l’aveugle par moments. Elle se protège les yeux, souffre. L’épreuve est à la limite du supportable. Et pourtant, comme toujours, elle prend ces essais extrêmement au sérieux, même si elle ne parvient pas à perdre son accent, comme Clouzot le lui demande avec insistance depuis des semaines.
Pire, elle acceptera de tourner nue, alors que son contrat habituel l’interdit, dans une scène d’un érotisme et d’une violence inouïs – elle est attachée sur des rails de chemin de fer –, qui ne figure même pas dans le scénario. Dans le documentaire de Serge Bromberg, qui permet de la découvrir sublime et tourmentée au cours de ce marathon surréaliste, on lit parfois sur ses lèvres l’agacement et l’énervement total : « Oh, s’il te plaît, Georges ! J’en ai marre ! » Nguyen Thi Lan confirme : «J’ai vu partir Romy sur des coups de colère, disant : “Non, je ne veux pas faire ça. Tu m’emmerdes, je l’ai déjà fait !” Elle quittait le plateau et rentrait dans sa loge en hurlant : “Je ne veux plus te voir !” C’étaient des scènes assez démentielles.»
Le premier à craquer est Serge Reggiani
Clouzot est certainement en train d’inventer le cinéma de demain, les images conservées en témoignent, mais la troupe a beaucoup de mal à suivre. Il refait cinquante fois les mêmes prises, paraît être le seul à comprendre où il va. Le tournage patine, s’enlise. Le réalisateur, insomniaque, a pris l’habitude de réveiller ses plus proches collaborateurs en pleine nuit. Il les épuise, ne supporte pas qu’on s’arrête de travailler le dimanche. Le premier à craquer est Serge Reggiani. On diagnostique une fièvre de Malte. Maladie diplomatique ? Dépression ? L’acteur, en réalité, n’en peut plus de s’opposer à Clouzot. Il quitte le plateau, définitivement.
Jean-Louis Trintignant est appelé à la rescousse, mais il ne reste que quelques jours. Le tournage se poursuit, sous haute tension, jusqu’à cette journée torride de juillet, un peu moins de trois semaines après le premier clap. Romy Schneider et Dany Carrel ont pris place dans une barque, chemisiers largement ouverts. On filme, loin des regards, une scène érotique entre les deux actrices, pour laquelle elles vont devoir s’embrasser pendant des heures. A l’arrière de l’embarcation, Clouzot tire sur sa pipe, comme d’habitude. William Lubtchansky, assistant opérateur à l’époque, raconte : «D’un seul coup, plein de gens se sont précipités. Clouzot venait de faire un infarctus. Les ambulances sont arrivées et on l’a emporté à l’hôpital. Cela a été très rapide et la production a tout de suite pris les choses en main.» Le tournage est arrêté.
Personne n’ira jusqu’au bout de «L’enfer», même pas Clouzot qui survit par miracle à l’accident cardiaque. Tout le monde est sous le choc et le restera longtemps. Quelques années plus tard, Romy Schneider confiera à Costa-Gavras, qui la questionne : «Non, on ne parle pas de cela. “L’enfer”, c’étaient des moments exceptionnels, mais des moments un peu difficiles aussi.»
Chez Clouzot, qui ne tournera par la suite qu’un seul film et quelques documentaires avec Herbert Von Karajan, la blessure ne s’est pas refermée non plus. Sa femme, Inès, qui a permis que ce voyage au bout de «L’enfer» soit visible par tous, raconte sa fin, le 12 janvier 1977. «Il est mort dans notre salon en écoutant “La damnation de Faust”, de Berlioz. La partition, qu’il suivait continuellement, était ouverte sur la table basse à la page de la scène XV. Marguerite, l’héroïne de cette légende dramatique, était en train de chanter ces vers : “Tout me paraît en deuil/Alors ma pauvre tête/Se dérange bientôt/Mon faible cœur s’arrête/Puis se glace aussitôt.”»
«L'enfer, d'Henri-Georges Clouzot» de Serge Bromberg, sortie en salles le 11 novembre.
par Ghislain Loustalot - Paris Match
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