Source : DVDRama.com - 03 septembre 2009
L'enfer est un film maudit de Henri Georges Clouzot, compromis par des tensions pendant le tournage en 1964. Les conditions étaient pourtant idéales (aucune limite de budget, soutien de Columbia US, couple vedette Romy Schneider/Serge Reggiani), mais rien ne s'est déroulé comme prévu. Convaincu de tenir le chef-d'oeuvre de sa vie, Clouzot s'est laissé envahir par son histoire, son humeur, son exigence et son souci de perfection. Il ne s'en est jamais remis.
Connu pour être en avance sur son temps, Clouzot s'était lancé dans un pari inouï avec L'enfer : retranscrire mentalement la jalousie maladive d'un patron d'auberge de province soupçonnant sa femme de le tromper avec des hommes et des femmes. Comme le veut l'anecdote, le film n'a jamais été achevé. Pendant longtemps, les quinze heures de rushes tournées à l'époque étaient bloquées par les assurances qui avaient perdu de l'argent. Animé par des intentions louables, Serge Bromberg en a racheté les droits pour en tirer des répétitions, des prises de vue et des essais lumière. Ce qu'il a exhumé est éblouissant : la modernité des images donne l'illusion qu'il s'agit d'une reconstitution récente des années 60, comme si Romy Schneider avait tourné ces scènes il y a seulement quelques mois. Parallèlement, il mène l'enquête sur cette malédiction pour faire renaître un projet mort-né. Les témoignages des rescapés du tournage (Costa Gavras alors jeune assistant ; Catherine Allégret, fille de Signoret amie de Clouzot depuis Les diaboliques) révèlent les tensions qui existaient entre Clouzot et son équipe en convergeant vers la même hypothèse : la fiction a pris le pas sur la réalité. A en croire le montage, L'enfer tenait de l'art cinétique avec une esthétique du mouvement fondé sur les illusions d'optique, la vibration rétinienne et l'impossibilité de l'oeil à accommoder simultanément le regard à deux surfaces colorées. S'il avait pris forme, ce fantasme de film aurait été aussi révolutionnaire que Clouzot l'aurait souhaité.
Cette expérience rappelle qu'un tournage peut s'arrêter à tout moment et ne jamais reprendre pour des motifs qui peuvent dépasser la loi de Murphy (une accumulation de malchance). Toutes les pistes évoquées par Bromberg sont pertinentes, même si deux ornières viennent entacher son hommage : la réunion du couple Jacques Gamblin/Bérénice Béjo pour combler les manques aux images existantes et l'absence d'une mise en perspective avec la version que Chabrol - même pas mentionné - a proposé près de trente ans plus tard en remplaçant Schneider/Reggiani par Béart/Cluzet. Pour saisir l'ampleur de cet échec sur son auteur, il faut aussi avoir vu La prisonnière, le film que Clouzot a réalisé après L'enfer. Au-delà de la thématique (la recherche esthétique à travers la domination, la soumission masochiste d'un modèle pour un créateur sadique), Clouzot exorcisait son mal-être par l'art avec des jeux de miroirs et une déconstruction de l'image proche des premiers De Palma. Une autre clé essentielle vient du film qu'il a signé avant : La vérité, dans lequel un couple agissait au nom d'un amour sans loi ni raison. Ce que l'on voit de L'enfer semble possédé par cette fébrilité propre aux histoires d'amour passionnelles où un homme et une femme s'aiment au-delà du bien et du mal mais ne peuvent pas vivre ensemble pour des incompatibilités inexpliquables. La manière dont Clouzot filme Schneider révèle à quel point il était fasciné par sa beauté. C'est lui l'amant qui s'introduit dans le couple comme un élément perturbateur et provoque la démence de Reggiani qui cède sous la pression et finit par planter le tournage en abandonnant Schneider/Clouzot. Cette absence démolit l'enjeu, aplanit la tension érotique. Quelques semaines plus tard, Clouzot fut frappé par un infarctus, comme si Reggiani s'était vengé en lui faisant payer cette rupture sentimentale. Le fiction existe mais elle appartient pudiquement au réel.
Romain Le Vern
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