Source : Télérama.fr - 21 mai 2009
Marre de tous ces nouveaux films à juger à la hâte (et dont on pensera le contraire dans quelques mois ?). On court à Cannes Classics, section rétrospective du festival, largement moins médiatisée que les montées des marches. C'est une (excellente) initiative de Thierry Frémaux, par ailleurs patron de l'Institut Lumière, et on y a vu, par exemple, Martin Scorsese présenter une copie flambant neuve (et flamboyante) des Chaussons rouges, de Michael Powell. On y a vu aussi L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot, soit la reconstitution, par notre ami traqueur de bobines Serge Bromberg (le bonimenteur des séances Retour de flamme), d'un célèbre film, entamé en 1964 et inachevé, de l'auteur du Corbeau. Je vous en avais parlé, il y a quelques mois, quand Bromberg présentait au musée du Louvre quelques rushes du film, dans une sorte de conférence-projection. De ce matériel, il a tiré un long métrage assez passionnant qui s'enrichit des témoignages des techniciens (Costa-Gavras, Bernard Stora ou le décorateur Jacques Douy ont quelques anecdotes poilantes), et ne se sort pas mal d'un programme coton : non seulement raconter l'histoire d'un film maudit, mais donner à voir ce qu'il aurait pu être...
Au début des années 60, Clouzot est un cinéaste-vedette que les fureurs de la Nouvelle Vague n'ont pas encore mis au placard. "L'Enfer", l'histoire d'un mari jaloux jusqu'à la folie (Chabrol reprendra le scénario, sous le même titre, mais façon chabrol, avec Béart et Cluzet), doit être pour lui un film qui révolutionnera le langage cinématographique, en s'inspirant des dernières tendances de l'art contemporain. Pendant plusieurs mois, avec l'appui d'une major américaine, la Columbia, qui l'assure d'un budget illimité, Clouzot et une poignée de techniciens travaillent sur des effets visuels inspirés de l'art cinétique et de l'Op art : illusions d'optique, changements chromatiques, bidouillages géométriques, etc. Ces images nouvelles devront figurer la vision subjective et paranoïaque du personnage principal, que joue Serge Reggiani. Romy Schneider, la jeune star du film, se prête ainsi à tous les caprices du cinéaste, n'hésitant pas à se dénuder s'il le faut.
Le tournage proprement dit se situe quelque part entre "Apocalpyse now" et "Les Portes du Paradis". Clouzot a réuni trois équipes, pour travailler non-stop, mais s'acharne la plupart du temps à refaire ad nauseam les plans de la matinée. Le retard s'amoncelle alors même que le lac de Garabit, où se situe l'action, doit être vidé pour alimenter une centrale électrique. La tension monte, jusqu'au départ de Serge Reggiani, qui n'en peut plus du traitement que lui inflige le cinéaste, et puis Clouzot fait un infarctus, qui provoque l'arrêt définitif du tournage. «La crise cardiaque est tombée au bon moment, on était dans une impasse», lâche l'un des témoins... Du film subsistent donc les rushes tournés, et les innombrables essais : Serge Bromberg les a assemblés avec patience, demandant même à deux comédiens d'aujourd'hui, Jacques Gamblin et Bérénice Bejo, très bien, de dire certains dialogues – la bande-son originale est perdue.
D'où nous vient cette curiosité pour les histoires de cinéma qui se terminent mal, les récits d'ambition démesurée qui butent sur le réel ? D'où nous vient le frisson d'apercevoir Romy Schneider, à la beauté souriante, comme saisie dans l'intimité du travail ? Il n'est pas du tout sûr que "L'Enfer," une fois terminé, aurait été ce film d'un nouveau genre, libérant le cinéma du réalisme : certaines idées visuelles paraissent naïves (et Clouzot en réutilisera quelques-unes dans son dernier film, La Prisonnière, qui n'est pas fameux), et ces images expérimentales-là auraient sans doute mal vieili. Mais, par moments, le film prend forme... A Cannes, il rime avec d'autres – c'est une des raisons d'être du festival, où chaque œuvre s'enrichit du voisinage des autres films. Cet Enfer-là a quelque chose d'un pré-Antichrist : cinéaste démiurge malmenant ses acteurs, bouffées délirantes inspirées par le corps d'une femme, Romy 45 ans avant Charlotte. On raconte toujours la même histoire ?
Aurélien Ferenczi
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