Source : Rue du théâtre - 23 février 2008
Christophe Lidon a choisi de mettre en scène une pièce de Jean-Claude Brisville, spécialiste des reconstitutions historiques, notamment auteur de l'excellent Le Souper et de Beaumarchais, l’insolent. Une nouvelle fois, il confronte trois personnages ayant réellement existé, Mme Deffand, Julie de Lespinasse et le Président Hénault. Embarquement immédiat au temps où l’on pratiquait les joutes verbales comme d’autres le jeu de paume…
Qui n’a jamais rêvé d’écouter aux portes ? Ou encore, de changer de siècle, comme ça, en un clin d’œil, pour se retrouver petite souris tapie dans un salon du XVIIIème, entre les taffetas de ces mondaines qui adoraient deviser politique et philosophie avec les plus brillants esprits des Lumières. Lidon et Brisville nous exaucent.
Versailles est comme un soleil triste depuis la fin de Louis XIV. Désormais, c’est à Paris que l’on cause, que l’on devise, que l’on refait le monde. Parmi ces salons très prisés, celui de Marie du Deffand qui peut s’enorgueillir de recevoir Diderot, d’Alembert, Turgot et de correspondre avec ce coquin de Voltaire… Se sentant physiquement décliner malgré une langue aussi acérée que bien pendue quant il s’agit de lancer des piques, Mme Deffand décide de prendre pour lectrice sa nièce, Julie de Lespinasse, fille illégitime de son frère. Se faisant fort de l’initier au goût des salons, Mme Deffand se trouve vite dépassée par son élève. Dès lors, les deux femmes vont s’affronter dans un duel verbal sans merci…
A l’affiche, trois noms qui attirent l’œil : Danièle Lebrun, que l’on ne présente plus tant son talent d’actrice confirmée a dépassé les planches et la pellicule. Roger Dumas, qui excelle dans ce rôle de vieux sage encore friant de jeunesse. Puis, le dernier, le plus attendu : Sarah Biasini la fille de Romy Schneider… Bien sûr, son arrivée sur scène provoque un frémissement dans la salle et bien des chuchotements, parfois maladroits : «C’est elle ?», «Vous saviez qu’elle était blonde ?» ou encore «Elle mesure combien ?». Bien sûr, dès les premières minutes on ne peut s’empêcher de l’observer, inquiet et un peu ému, évoluer sur les planches. Bien sûr, on essayera encore de repérer malgré nous dans la structure parfaite de ce visage, quelque chose de familier autrefois aperçu dans les films de Claude Sautet… Il n’est pas toujours facile d’être la fille de… et de se trouver face à certains spectateurs venus uniquement vérifier la réplique en chair et en os d’une légende…
On aurait pu tomber dans ce piège là. Celui de la contemplation au détriment de la pièce elle-même. Mais, le jeu sobre et naturel de Sarah Biasini, imprégnée de son personnage, vient très rapidement nous faire oublier cette particule attributive qui la poursuit depuis l’enfance : la fille de… On s’emballe pour cette Julie de Lespinasse qu’elle fait évoluer en 1h45 avec justesse et éclat. De jeune fille timide et reconnaissante, Julie va apprendre, séduire, se rebeller contre ceux qui représentent cet Ancien Régime bientôt pris dans la tourmente de la Révolution, puis, par totalement s’affranchir de ses origines sociales et de conquérir le bien le plus durement acquis des êtres humains : la Liberté. Passant par une panoplie d’émotions, Sarah Biasini apporte fraicheur, espièglerie et fougue à son personnage qui n’aspire qu’à s’embraser. Impossible de douter de son talent et de son implication.
Duel en taffetas
Face à elle, Danièle Lebrun, absolument divine en mondaine régnant sur sa cour d’amis philosophes. Libertine repentie, Mme Deffand est un personnage clair-obscur. Si elle méprise la religion, au point de sortir à son sujet bien des horreurs qui régalent le public, elle s’accroche plus que tout à sa vision de la société, fût-elle injuste… Après tout, clame-t-elle « L’homme ne s’appartient pas ! ». Souffrant d’une forte myopie, symbole de son aveuglement sur les temps qui changent et les prémisses d’un monde bientôt en mutation, sourde aux lettres de son ami Voltaire, Mme Deffand va elle aussi évoluer à sa manière. Plus Julie s’épanouira auprès des amis philosophes de sa tante, plus sa vue va faillir. De femme à la maturité sereine et encore séductrice, elle va s’enfoncer dans une solitude amère. Et, par le biais d’un astucieux décor mobile, son univers va se rétrécir. Son salon, qui naguère faisait sa fierté va devenir une antichambre où personne ne vient plus causer… Mais où sont-ils donc ? En haut… dans l’antichambre de Mlle Lespinasse, libres d’éclairer le Siècle des Lumières !
Sous le chromatisme ingénieux des costumes témoins de leurs humeurs, chacune de ces femmes, amies, puis ennemies, se transforment : plus les décolletés de Mlle de Lespinasse vont s’agrandir, plus les taffetas de Mme Deffand vont s’assombrir, devenir d’une austérité rigoureuse chassant l’exposition de la chair... Plus l’esprit de Julie va s’enflammer pour la liberté, plus Mme Deffand va paraitre terriblement Ancien Régime… Tandis que la jeunesse bouillonnante de Julie va triompher, l’aigreur et la vieillesse vont gagner Mme Deffand… Jusqu’à ce que la cécité complète de Pygmalion fasse quitter le navire à Galatée bien décidée à voguer vers de nouveaux horizons…
Pour tempérer ces joutes verbales aussi subtiles que la trame d’un fil de soie, Roger Dumas campe un Jean-Charles-François Hainaut plein de bonhommie, avec un jeu d’acteur tout en finesse. Au milieu du cataclysme des idées, il demeure statique, réduit à constater la puissance inéluctable de l’avenir en marche, où Tolérance et Savoir sont les nouvelles formes du pouvoir.
A ceux qui pensent que la pièce puisse rebuter les inhabitués du genre, qu’ils soient rassurés. Jean-Claude Brisville a eu l’intelligence d’écrire des répliques faisant mouche sans jamais être ampoulées, des références basiques apprises sur les bancs de l’école, mettant ainsi le XVIIIème siècle à la portée de tous. Alors, si la grâce intemporelle des mots vous enchantent, si les lambris rococos vous font soupirer d'aise, si vous voulez vous aussi, deviser, argumenter, philosopher sans pour autant vous torturer, venez, à votre tour vous glisser dans l’antichambre…
Marie-Pierre CREON
Commentaires