NDLR : Une note en provenance du blog de Frédéric Benhaïm qui retrace bien le contexte et l'univers de la pièce :
Pièce de Martin Crimp (1990). Mise en scène de Linda Blanchet. Au Théâtre national de Nice jusqu'au mercredi 3 octobre.
Œuvre du dramaturge britannique Martin Crimp (1990), Personne ne voit la vidéo raconte le cheminement d'une mère célibataire dans l'Angleterre/Europe contemporaine, progressivement aspirée par le monde de l'enquête de consommateurs. Interrogée initialement, elle devient elle-même enquêtrice.
Le spectacle démarre dans l'univers rayonné d'un magasin, sculpté en boîtes de carton. Ces boîtes structurent un espace tantôt d'enquête de consommation filmé ("personne ne verra la vidéo", assure-t-on aux sondés), tantôt de caisses de magasin, de rayons, de lieu de stockage, et enfin d'habitation, un espace progressivement détruit au fur et à mesure que les personnages s'égarent ou se cherchent, que les boîtes perdent leur place pour joncher le sol, comme pour symboliser une quête d'explication qui trouve de moins en moins de réponses. Ce support allégorique de l'espace scénique est le fruit de la réflexion conjointe de Linda Blanchet et de la très jeune scénographe et plasticienne Lauréline Bergamasco. Ce décor d'une relative économie, mais d'une grande créativité, n'oublie pas le détail. Des caméras pendent du plafond ; elles épient la scène comme nous.
La distribution, particulièrement avisée, comprend les jeunes mais déjà mûrs comédiens Boris Le Roy (le tendrement détestable enquêteur), Sarah Biasini (fille de Romy Schneider, elle joue le rôle de Liz), Alila Aissaoul, Michael Allibert, et la jeune finlandaise Maija Heiskanen.
Le spectacle a été préparé en collaboration avec le talentueux comédien et chorégraphe Michaël Allibert. Des moments de dérèglement, chorégraphiés, dansés, mis en musique, rompent la progression rythmée, comme un protocole commercial, du texte : les acteurs deviennent des robots, des choses secouées et branlantes qui nous rappellent les usines théâtrales de l'expressionniste américaine Sophie Treadwell, qui montrait déjà dans sa pièce Machinal le travailleur/humain pris dans un engrenage social marqué par la métrique de la chaîne de production.
Cette production très réussie s'appuie sur un texte qui parvient à trouver une consonance intime, familière en chacun de nous. Il nous rappelle notre expérience propre de l'univers de la consommation, du monde proprement kafkaïen des grandes entreprises sans responsable identifié, où la procédure trouve une justification par elle-même, et où on nous balade sans explication de hotline en hotline, de mensonge protocolaire en classification statistique, au sein d'un vaste système d'arnaques découplées. Les première scènes d'interrogatoire vidéo de Karen, la consommatrice du groupe "A" sondée, semblent faire écho à la trame du Procès de Kafka : pourquoi ces questions ? qui en fera quel usage ? quelles seraient les conséquences d'un refus de coopération ? L'œuvre évoque ou offre une résonance à notre propre vécu, d'angoisse consumériale, tout en délivrant un message politique en forme de question plutôt que d'affirmation abstraite, ou de déclaration maladroite ou prétentieuse : question sur notre place, sur notre rôle, sur le "vide" existentiel et notre participation aux choses du monde. Je dirai volontiers que c'est la pièce politique —si l'on considère sa dimension politique— la plus subtile que j'aie vue depuis longtemps.
Linda Blanchet, 28 ans, qui dirige la toute nouvelle compagnie Hanna R, a suivi des études théâtrales à Paris, ainsi qu'à l'Université de Californie à Berkeley, et à l'American Conservatory Theater de San Francisco, après une première jeunesse marquée par de brillantes études. Comédienne, elle collabore au Théâtre de Nice depuis 2003. En s'attelant à une oeuvre contemporaine (plutôt qu'à un ènième Tartuffe), prenant des risques récompensés par un succès commercial mérité (les places sont toutes vendues !), elle fait ici une très puissante entrée en tant que metteur en scène dans le théâtre français.