Ce combat dans l’île qui nous concerne
Les cinq dernières années ont vu écore en ce pays des réalisateurs de genres fort divers : néoréalistes attardés, calligraphes balzaciens, dilettantes sexuels, impressionnistes chayevskiens et mystiques selon Hitchcock. Mais peu d’entre eux, en une époque troublée entre toutes, ont manifesté un quelconque intérêt pour les réalités politiques. Les plus désinvoltes de nos jeunes prodiges ont affiché leur indifférence totale à l’endroit des problèmes qui, disaient-ils, demeuraient du domaine exclusif des cinéastes d’extrème-gauche. Les plus hypocrites utilisèrent l’allusion politique comme un ingrédient de décor ou comme prétexte à une acrobatie irresponsable qui ressort tout juste du bluff mondain. Pour les critiques étrangers qui scrutent souvent avec ironie la production frivole de nos studios, Alain Cavalier, metteur en scène de trente ans, représentera plus authentiquement les obsessions de la jeunesse française contemporaine.
L’avertissement d’un jeune
Avec «Le combat dans l’île», pour la première fois voici sur l’écran le portrait sans retouche d’un jeune Français fasciste, c’est-à-dire de la réalité la plus pénible qui puisse se présenter aux jeunes gens de la génération «algérienne». Alain Cavalier, dans un témoignage passionné, mais sans haine, lance à ses compatriotes épris de parties fines et de danses nouvelles un avertissement d’autant plus sévère qu’il vient d’un jeune. Peu de films peuvent intéresser autant les lecteurs de ce journal. Un portrait psychologique de Clément, triste héros, est tracé par l’auteur bien avant que nous sachions qu’il milite dans un réseau secret d’extrème-droite et prépare l’assassinat d’un député de gauche. Ce portrait est d’une complexité, d’une finesse inattendue. Je ne vois aucun réalisateur parmi les aînés qui l’eut fait avec autant de subtilité. Clément est un adolescent définitif. Possessif et instable, il n’aime que ce qui lui appartient (sa femme, dont il est follement jaloux), proclame sa vocation antisociale : «Je n’ai plus de famille, plus de métier, plus d’argent : je suis un homme libre». Il est donc l’instrument rêvé des comploteurs, la vie idéales étant faite pour lui d’une éternelle série de fuites où, d’une ville à l’autre, il sera pris "en main" par des anonymes empressés qui le couvent et le manient (quitte ensuite à le rejeter). L’assassinat dont on le charge devient pour Clément une sorte d’ascèse. Il s’y prépare comme le chevalier à sa veille d’armes. L’achat d’une paire de gants acquiert le sens d’un rite. Le crime lui-même devient un acte sacré. Tout contact sexuel pendant qu’il s’y prépare lui est une gêne. Cavalier nous montre Clément tout attaché à une sorte de code puéril, où l’honneur joue à la petite guerre. Lorsque plus tard (et l’attentat manqué) les événements le rapprochent d’un ancien camarade de classe (qui, à sa grande surprise, se révèle libéral et syndicaliste), il se prévaut d’un «pacte du sang» qui les lia tout enfants et qu’au premier différend grave il voudra délier par le sang, dans un duel à mort.
Jean-Louis Trintignant incarne avec une rare intensité ce personnage qui n’est, hélas ! nouveau que dans les films français.
S’il a compris son personnage, s’il lui a donné une motivation caractérielle, Alain Cavalier ne l’a pas excusé. Par la bouche de Paul, l’imprimeur syndicaliste, il lui lance l’ultimatum des hommes de bonne volonté : détestant la violence, nous saurons, s’il le faut, vous tenir tête et vous réduire à l’impuissance. De Paul, joué par un Henri Serre à la fois digne et enjoué, Cavalier a fait l’élément positif de on film. Paul est du côté de la vie et de la tolérance. Sa maladresse sur le terrain des armes ne l’empêche pas de triompher dans le duel absurde que lui impose Clément et, méprisant le code périmé de la guerre, c’est au moyen d’une ruse de Sioux, peu régulière, qu’il abat son adversaire.
Alain Cavalier, qui a écrit son propre scénario, fut l’assistant de Louis Malle. Il nous révèle ici un tempérament nerveux et lyrique, au service d’une conscience de bonne trempe. Il pourrait être le Richard Brooks u cinéma français. IL lui reste peut-être encore à affermir les moyens, à dominer mieux les ressorts d’une intrigue parfois confuse. Il est le seul jeune réalisateur qui soit vraiment un témoin de son temps. C’est, au surplus un directeur d’acteurs comme nous en avons fort peu. De Trintignant, de Serre, il a tiré le meilleur. Et de Romy Schneider, centre et butin de ce «Combat», il a fait une comédienne accomplie, d’une radieuse féminité. «Le combat dans l’île» a été tourné il y a près d’un an, à un moment où rien n’était encore joué en France, ni en Algérie, et où les risques étaient réels. Son courage est fort éloquent. Il est celui d’une jeunesse dont les yeux se sont dessillés et qui avait d’urgence le droit à la parole.
Robert Benayoun
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