Discours de Renaud Donnedieu de Vabres
Cannes, Dimanche 15 mai 2005
Cher Francis Girod,
J’ai plaisir à vous distinguer aujourd’hui, après Gilles Jacob qui vous a remis votre épée à l’occasion de votre réception à l’Académie des Beaux Arts, où vous avez succédé à Claude Autant-Lara et où vous siégez aux côtés de Jeanne Moreau, de Roman Polanski, de Gérard Oury et de Pierre Schoendoerffer, dans la prestigieuse section « Créations Artistiques dans le Cinéma et l’Audiovisuel ».
Imaginiez vous, quand vous avez mis en scène Le Trio infernal, qui déclencha à Cannes en 1974 un véritable scandale, que vous porteriez un jour une épée, pour conseiller l’Etat dans le domaine de la culture ? Et quelle épée ! Décorée par Guy de Rougemont, ornée de la baignoire de ce film, « de la tétine du Bon plaisir, du masque africain de L’Etat sauvage, du Jean qui rit et du Jean qui pleure de L’Enfance de l’art, du pistolet de vos films noirs, de l’ancien franc de La Banquière », sans oublier la guillotine de Lacenaire ? Quel éblouissant raccourci, certes partiel et partial, mais que je dois à Gilles Jacob, de votre carrière exceptionnelle au service de votre passion, de votre art, de votre métier, de votre plaisir et du nôtre, le cinéma !
L’académicien que vous êtes aujourd’hui est aussi un véritable agitateur, un provocateur, un éveilleur du cinéma français, par ses œuvres toujours audacieuses et belles. Mais si certains s’alarment de voir les producteurs américains faire du cinéma en France, à l’époque, c’était la Fox qui vous conduisait vers les marches du Festival et une interdiction aux moins de 18 ans ! Et vous êtes devenu l’un des plus grands défenseurs, l’un des plus ardents militants du cinéma français et européen, tout en demeurant ouvert et sensible à toutes les cinématographies du monde. Votre vocation pour le cinéma et pour le spectacle n’a d’égale que votre passion pour l’histoire. Une histoire qui ne coule jamais avec la placidité des longs fleuves tranquilles, parce qu’elle se nourrit des conflits, des pulsions, de l’affrontement, de la force d’une liberté qui triomphe toujours du conformisme.
Vous avez apporté au cinéma cet élément essentiel à son développement au cours de l’histoire : la subversion, qui provoque toujours, chez vous, le spectateur, le public, à la réflexion sur le présent. Une réflexion qui incite, non seulement à une analyse et à une lucidité très caustiques de notre époque, de ses travers, de ses pouvoirs, quels qu’ils soient, mais aussi, une réflexion éthique, qui porte une haute exigence à l’égard d’une société qui pour vous, ne se réduit pas au jeu passif des intérêts, mais peut et doit être améliorée par l’action de citoyens responsables.
Oui, votre cinéma propose une scène universelle de l’action et de sa confrontation à des valeurs communes, une scène où officient beaucoup de salauds, mais aussi, dans un monde dont vous exposez les failles et les complexités, un certain nombre de héros. Car vous êtes, au fond, un moraliste. Vous nous avez offert des images inédites, des histoires fortes, des personnages nouveaux, des ruptures, des musiques inouïes, des figures emblématiques des grands conflits de la vie humaine.
Vos œuvres nous parlent de la passion, du juste et de l’injuste, de la vérité, du courage, de la trahison, du visible et de l’invisible, des combattants de l’idéal, des vainqueurs du conformisme et des soldats parfois perdus de la démocratie. En ce sens, votre cinéma est non seulement éthique, il est civique, c’est un cinéma de la cité responsable, c’est un art du métissage entre le travail de la pensée et les exigences de l’action, face aux cruautés sordides, aux hypocrisies crasseuses, aux ridicules qui tuent, aux certitudes qui enlisent.
Vous êtes un homme de fidélité à vos idées et à ceux qui vous entourent. Le cinéma, aimez vous dire, est un art où il faut avoir du talent à plusieurs et toute votre œuvre est traversée par ces collaborations au long cours avec les techniciens, les compositeurs, les acteurs et les scénaristes, les dialoguistes, Georges Conchon, Françoise Giroud, Michel Grisolia, Jean-Loup Dabadie, Gérard Miller. Vous avez tourné avec les plus grands comédiens du cinéma français : Pierre Dac, Michel Auclair, Michel Piccoli, Gérard Depardieu, Catherine Deneuve, Claude Brasseur, Jean Rochefort, Jean Carnet, Jean-Louis Trintignant, Jean-Claude Brialy, Michel Serrault, Daniel Auteuil, Romy Schneider, et tant d’autres noms illustres.
Permettez-moi d’évoquer, - ce n’est qu’un exemple, mais quel exemple ! – la façon magistrale dont vous avez dirigé Romy Schneider. La banquière fait partie de ces films brillants dont je n’oublierais jamais ni les décors somptueux, ni les répliques cinglantes, ni les personnages. Avec Georges Conchon, vous avez fait d’Emma Eckhert et de Romy Schneider l’une des plus bouleversantes héroïnes du cinéma français Vous aimez aussi découvrir et donner leur chance aux jeunes talents. Vous avez offert par exemple leur premier grand rôle à Hyppolite Girardot, Smaïn, Robinson Stévenin et Anna Mouglalis.
Je tiens à saluer votre engagement dans l’enseignement. Vous avez consacré dix années à la « Classe caméra » que vous avait demandé de créer votre ami Jean-Pierre Miquel au Conservatoire. Vous n’avez pas hésité dans L’Etat sauvage à confier des rôles essentiels à des comédiens africains et à montrer sans doute la première scène d’amour du cinéma français entre un homme noir et une femme blanche. Pardonnez-moi de ne pas citer toutes vos œuvres, mais vous vous définissez vous-même comme un « zappeur éffréné ».
Vous avez été journaliste, vous avez écrit plusieurs ouvrages, dont une « histoire de la pensée yé-yé », vous n’êtes pas seulement réalisateur et scénariste, mais aussi acteur et producteur. Vous avez même été tout cela à la fois, lorsque vous avez tourné votre premier film il y a 40 ans avec Jacques Rouffio, L’Horizon, dans votre village natal, Semblançay, en Indre- et-Loire, tout près de Tours, si chère à mon coeur et dont je suis l’élu.
Je tiens à saluer votre engagement au service de missions d’intérêt général, notamment à la SACD, à la Cinémathèque française, à la commission d’avance sur recettes, pour la défense des auteurs, du cinéma, de la diversité culturelle, de la création, de cette valeur clé de toute votre œuvre et de votre vie : la liberté.
Francis Girod, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons officier dans l’ordre de la Légion d’honneur.