Source : Culturopoing.com - 15 février 2015
Par Guillaume BRYON
Un film de Claude Chabrol
Titre : Les innocents aux mains sales
Année : 1975
Quand Claude Chabrol flirt avec le nanar, ce n’est jamais innocent… Et même un film comme celui-ci, souvent considéré comme mineur, peut s’avérer une petite caverne d’Ali-Baba et une belle leçon pour le cinéphile.
«Sur quarante-neuf films, disons qu’il y en a cinq ou six que j’aurais vraiment pu m’abstenir de faire (rires)… Et une dizaine dont je ne suis pas entièrement satisfait. Voilà, il n’y a pas de quoi avoir honte. Quoique, il y en a quand même un ou deux ( rires)…Je crois que le plus épouvantable est “Folies bourgeoises” (1975)… “Les Innocents aux mains sales” (1974) était bizarre : il y avait dedans un jeune premier italien qui était hallucinant de médiocrité, épouvantable, mais vraiment à chier (rires)… Romy Schneider était la seule femme du film – même les figurants étaient des hommes – et c’était intéressant de voir que cette fille pouvait se mettre avec n’importe quel crapoteux. Il faut bien dire ce qui est : ce film n’est pas terrible. Mais vous voyez, c’est quand même une curiosité. Cukor a fait des trucs bizarres dans ce goût-là» (*1)
Claude Chabrol ne porte pas en très haute estime "Les innocents aux mains sales" si l’on en croit cette citation d’une interview donnée aux inrocks en 1995. Mais avec son ton farceur habituel, il isole parfaitement en même temps ce qui a pu susciter un certain intérêt chez lui : pousser jusqu’au bout l’idée d’un personnage féminin unique traqué par un regard masculin dominant, en faisant aussi du spectateur un certain complice de ce voyeurisme : en guise de spectacle, une femme fatale transformée en proie d’une menace oppressante et absurde.
En, 1975, Claude Chabrol vient de terminer ce qui est souvent considéré comme son grande cycle de films décrivant la bourgeoisie, notamment ceux avec Jean Yanne, Michel Bouquet et Stéphane Audran, qui ont redoré du point de vue critique une carrière devenue moins assurée, semblant vagabonder soit dans de lourdes productions pas toujours convaincantes ("Landru", "La Ligne de Démarcation") ou dans les chemins de traverse d’un feuilletonesque populaire revisité avec plus ou moins de bonheur… ("les Tigres", "La Route de Corinthe", "Marie-Chantal contre le Dr Kha"). D’une certaine manière, "Les Innocents aux mains sales" achève cette période «dorée» : c’est le dernier opus produit par André Génovès pour le cinéaste. Il prend sa place immédiatement après l’aboutissement de la relation cinématographique de Claude Chabrol avec l’âme damnée de la nouvelle vague, Paul Gégauf, ("Une partie de plaisir") et il est clairement d’une économie plus commerciale : un environnement dont Chabrol s’était finalement détourné depuis "Les Biches" (1968). Ici, on semble même clairement orienté sur l’ «exportation» avec la présence de deux stars internationales (Rod Steiger et Romy Schneider) qui vont tourner leurs scènes en anglais.
Le «système» mis en place avec Génovès avec succès sur les précédents films semble ici se tordre à la volonté soudaine d’une co-production européenne plus mercantile, exploitant la réputation du «maître du suspens à la française», avec un sujet policier qui parait avoir ici des ressources essentiellement symboliques et abstraites, en fouillant moins en tout cas le tissu sociologique français que les récentes œuvres du cinéaste. En exploitant l’énième situation d’un jeune couple épouse/amant qui cherche à se débarrasser d’un riche mari encombrant et impotent, Claude Chabrol va cependant faire comme Hitchcock sur ses films mineurs : en profiter pour se focaliser plus explicitement sur la mise en scène et offrir au spectateur certaines clés d’approche théoriques qui pourront resservir pour l’analyse de l’ensemble de son œuvre.
Attention aux révélations sur l’intrigue (SPOILERS !)
De l’opaque au frontal
Le cinéma de Claude Chabrol est clairement un cinéma de la «butée» : on s’y heurte en permanence aux limites d’une réalité, de celles qui ne tiennent que par une paranoïa ordinaire et la pauvreté d’un «point de vue» quand il se croit omniscient. Les nœuds semblent s’emberlificoter dans l’obscurité, tandis que l’on doit se dépétrer avec ce qui est représenté sur l’écran quasi exclusivement. Fasciné par Fritz Lang, Chabrol en a retenu une leçon :
«Lang est le seul cinéaste, et sans doute jusqu'à la nuit des temps, pour qui l’univers entier se résume perpétuellement à ce qui est dans le cadre de la caméra. L’univers est le cadre : tout ce qui est en dehors de ce cadre n’existe plus»(*2).
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteur du Boucher et Rohmer ont écrit ensemble leur livre métaphysique sur Hitchcock, certaines influences sont très communes : les deux hommes ont été soucieux de considérer le cinéma avant tout comme «art de l’espace», et les maîtres allemands prennent une place primordiale dans leur panthéon. Dans Les Innocents aux mains sales, cette dimension devient particulièrement explicite au vu du dépouillement du scénario. S’il retient les leçons de mise en scène d’un Lang dans ce qui découle de cette conception du cadre (jusqu’à l’exercice de style de ce plan figurant le corps traîné dans le sac vu par l’héroïne via une fenêtre coulissante : un spectacle trompeur), Chabrol va pourtant aussi fortement s’intéresser à ce «Hors-Champs» qu’on ne voit jamais. En rendant on ne peut plus oppressante cette absence de figuration et de représentation, un caractère implacable s’exerce sur le récit, remettant en cause les logiques des petits complots médiocres, interrogeant les illusions et la bêtise.
L’escalier est la figure centrale du film, c’est depuis ce dernier que Rod Steiger épie les ébats du couple et organisme la machination autour de son propre «meurtre». Avec une rigueur remarquable, le cinéaste délivre des rebondissements d’apparence absurde en forme de poupées russes, qui évoquent un peu le futur Sexcrimes de McNaughton, et joue également sur certaines images mentales là encore trompeuses : allergique aux ralentis comme effet de style, il n’hésite pas pour autant ici à filmer un accident de voiture très esthétique, comme pour omnubiler le spectateur. Dans une dimension discrète plus fantastique qu’il exploitera avec bonheur avec Alice ou même Les Fantômes du Chapeliers, Chabrol joue par ailleurs énormément dans ce film sur les noirs et les extérieurs nuits , d’où son prêts à resurgir tous les «fantômes» de cette histoire. Ils menacent en permanence aussi d’avaler l’héroïne et le spectateur…
Par rapport à ce que l’on ne voit pas, la vulgarité souvent sous-jacente dans le cinéma de Chabrol devient ici frontale et littéralement incarnée : ce qui est est souvent un thème important dans ce cinéma atteint ici un degré sans doute supérieur, débarrassé de toute précaution de subtilité. Dés cette première séquence du cerf-volant qui vient se poser sur les fesses de Julie (Romy Schneider), toute absorbée dans un fier bain de soleil, le cinéaste aveugle le spectateur d’un panoramique aussi long qu’impossible à retranscrire la réalité de ce qui se joue : le fameux jeune premier italien est d’emblée ridicule dans cette situation, d’un machisme juvénile trop raide pour ne pas rendre risible la posture virile, tandis que la provocation et la franchise de l’héroïne donne le ton de cette exploration de la «Femme Fatale» qui semble vouloir gommer tout mystère et toute aspérité de film noir. On est très loin aussi de la sophistication colorée des "Biches" (1969) qui se déroulait également à Saint-Tropez, et la lumière ici se révèle surtout aveuglante, jusqu'au raccord du générique sur une robe clinquante qui vire au toc.
Rod Steiger n’est pas mieux loti : alcoolique et transpirant, exhibant un médaillon en forme de soleil autour du cou, Chabrol s’éloigne résolument de la figure d’un Michel Bouquet, et avec ce nouveau riche il transgresse pleinement la frontière du kitch et du ridicule, accentué par l’impuissance du personnage clairement mis en exergue, jusqu’à sa figuration dans des poses machistes embarrassantes lors de son retour. Si on ne voit rien des machinations dans l’ombre jusqu'à leur révélation, le film s’amuse à jouer du fait qu’on en voit «trop» aussi d’un certain côté dans certains signes extérieurs: la décoration intérieure de la villa, les costumes Yves Saint-Laurent de Romy, le tapis en moumoute du salon comme lieu des ébats… Jusqu'au nouveau look exhibé par Julie, une fois que son mari la « paye » pour coucher avec lui.
«J’adore les pornos, je suis bien obligé, puisque je regarde la télé à des heures impossibles! Mais je n’aime pas les scènes de sexe, on sent trop le labeur. En revanche, ce qui est extraordinaire, c’est la prodigieuse naïveté des situations qui précèdent. Même quand ils essaient de se donner du mal, et de ne pas être délibéréments sots, c’est encore plus con»(*3).
Est-ce la question du porno dans les salles de cinéma français et l’effet d’un film contemporain de la loi du gouvernement Giscard sur le X ? Il est difficile en tout cas de ne pas se dire que d’une certaine manière, Chabrol assimile l’essor de cette imagerie, qu’il convie à sa production conventionnelle d’une manière assez surprenante, et qui paradoxalement fait parfois penser à l’exploitation qu’en feront plus tard un De Palma ou Verhoeven de ces esthétiques… Peu de cinéastes traditionnels qui lui sont contemporains en France auront finalement joués à ce point avec ces codes «parallèles», et surtout, très peu y auront plongé une star de l’aura de Romy Schneider. Devant ce qui est à l’œuvre ici dans la mise en scène, on pense forcément à son rôle à venir dans "L’Important c’est d’aimer"… Chabrol joue de certaines poses suggestives très directes de son actrice, mais finalement l’un des plus beaux plans du film se situe au-delà et restera celui d’un retour via le montage sur le visage de son héroïne au moment de l’orgasme, isolé de toute autre représentation extérieure, alors que son mari a retrouvé ses «capacités» (Steiger est brillamment exclu de cette séquence, il n’y a que la seule femme du film ici, dans le noir puis allongée seule à terre dans la pièce, en pleine solitude).
«Une justice d’hommes faîte par les hommes et pour les hommes»
La tirade finale cynique de Jean Rochefort (dans le rôle d’un avocat nommé… Légal !) enfonce sans doute un peu trop explicitement ce qui fascine Chabrol au travers de son film, mais elle a le mérite d’être implacable : mystérieusement piégée une dernière fois dans une étrange «salle verte», Julie écoute sans broncher… Comme elle l’a fait déjà avec ce même personnage en plein cœur du récit : Rochefort est laissé en totale roue libre par le cinéaste, déversant un texte mêlant paternalisme et escroquerie intellectuelle qui vire à la loghorrée, et tranche avec le rythme général du film… La misogynie est une figure centrale ici, puisque Julie fait presque figure de corps aussi fascinant qu’étranger dans cette micro-société recomposée. Toute les figures allant de la police aux banques sont exclusivement masculines, elles isolent Julie en dessinant ce qui ressemble à d’implacables figures géométriques, qui privent le personnage de de toute liberté.
Pour traquer l’héroïne, le mâle s'y met même souvent à deux ou à trois, histoire de mettre Romy Schneider au centre du plan, scrutée, quand elle n’est pas seule devant un abîme. Plus que les deux scènes de la guest-star Rochefort, on s’amusera ainsi de l’étrange Colombo dédoublé incarné par François Maistre et Pierre Santini : le flic parisien et son acolyte de St Tropez avancent de pair et de manière assez absurde du point de vue procédurier, totalement inséparables. Si les deux hommes font presque figures d’intrus-violeurs à errer autour et dans la propriété de Julie, on retrouve aussi à travers eux le goût de «la bonne chair» de Chabrol au travers de nombreuses séquences de déductions volontairement attablées ». Les deux hommes sont assez déplaisants quand à leur « proie » dans les dialogues, et il se dégage bien l’idée d’un monde sans femmes débordant de bêtise crasse, au-delà de la «malice» de ces enquêteurs, qui renvoient par ailleurs à une sorte de quotidien télévisuel pour le spectateur (les deux stars sont celles des "Brigades du Tigre" et des "Cinq dernières minutes").
Avec ces deux flics avançant résolument «en couple», on se questionnera forcément sur la dimension crypto-homosexuelle que peut dégager le film par ailleurs, elle passe dans les vêtements notamment des deux personnages masculins principaux, le mari et l’amant, qui tiennent presque du fétiche. Les deux hommes semblent d’ailleurs liés par une sorte de relation sado-masochiste quand l’un épargne l’autre, isolés sur ce bâteau sensé être scène de crime.
On pense à "Plein Soleil" et à Delon / Ronet, dont l’adaptation cinématographique était signée d’un certain Paul Gégauff… Un personnage tiers, sorte de grand argentier ami de Rod Steiger, est quand à lui clairement dans la détestation et le dégoût des femmes et sa tirade contre Julie est également assez radicale : un désir refoulé d’entre-soi masculin déborde ici en permanence et semble obséder Chabrol, qui voit aussi peut-être à travers lui tout simplement une autre figure du mal. Au travers de ce «banal polar», Chabrol exhibe un nouveau spectre de Mabuse, irrépressiblement phallocrate, que l’absurdité des rebondissements rend d’autant plus monstrueux et grotesque.
(*1) «Tourner des conneries, c’est pas grave», propos recueillis par Serge Kaganski, in Les Inrockubptibles, 29/08/1995, disponible en ligne
(*2) «Claude Chabrol de A à Z», propos recueillis par Thierry Jousse et Serge Toubiana, in Les Cahiers du Cinéma -Numéro hors série « spécial Chabrol », 1997, P.23
(*3) «Claude Chabrol de A à Z», op.cit, p.31
Le DVD
L’éditeur Artédis ressort le film ce 17 février 2015 dans une nouvelle édition, mais il faut bien avouer qu’on aurait apprécié un petit dépoussiérage de l’ensemble : absence de 16:9 et copie un peu fatiguée sont à prévoir. Pour compenser, on pourra tester ce film très «international» dans sa version anglaise. Espérons que la beauté picturale parfois dévaluée des films de Chabrol (ici notamment pour toutes les très belles scènes nocturnes) soit un jour remis à l’honneur via de belles éditions.