Source : Critikat.com - 26 août 2008
Ponti, Fellini, Ekberg, Visconti, Schneider, De Sica, Loren ! Tout ce beau monde au service de l’Italie, vraie protagoniste de Boccace 70. Trois sketches pour illustrer les visages disparates d’un même pays où les valeurs sont de rigueur et leur respect est tout sauf rigoureux. Drame comique ou comédie dramatique ?
Lorsque l’on passe en revue les genres cinématographiques, il y en a un qui reste souvent oublié : le film à sketches, dont la multiplicité lui permet de naviguer au milieu de tous les autres. Et pour cause, l’étude des genres dérive de sa matrice thématique américaine, tandis que celui dont il sera question ici – encore qu’il contienne les caractéristiques propres à ladite dénomination – connut sa gloire principalement en Italie. Décidément les années 1960 auront été une période de renouvellement et de chamboulement total pour ce pays qui ne se limita pas à l’industrialisation, mais commença aussi à exiger les évolutions sociologiques qui vont avec. Boccace 70 nous en montre quelques-unes à travers le regard lucide de trois réalisateurs : Federico Fellini, Luchino Visconti et Vittorio De Sica. Ce programme chargé fut voulu par Carlo Ponti, producteur phare dont il suffit de citer Blow Up (M. Antonioni ; 1964) ou Le Mépris (J.L. Godard ; 1963) pour donner un aperçu de sa fortune et de son flair. L’idée, elle, était de Cesare Zavattini, dont la renommée n’a rien à envier à celle de son producteur puisqu’il fut le scénariste de Bellissima (L. Visconti ; 1951) ou encore de Mariage à l’italienne (V. De Sica ; 1964).
De son côté, Boccace n’a bien sûr rien fait directement si ce n’est qu’il a inspiré le thème du film avec Il Decameron, monument de la littérature italienne. Il y est question d’une dizaine de jeunes gens qui se réunissent dans une villa loin de la cour florentine pour échanger des histoires salaces où argent, érotisme et farce sont au rendez-vous. L’humour caustique et l’ouverture d’esprit de l’auteur face aux mœurs se retrouvent dans le film et fournissent même sa clé de lecture. Car si ce n’est pas un film d’époque, Boccace 70 nous donne bien un descriptif assez emblématique de l’Italie du boom économique. D’entrée, remarquons l’astuce d’évoquer le célèbre écrivain pour faire passer la critique d’une société moralisatrice qui visiblement n’a pas beaucoup évolué depuis l’obscurantisme moyenâgeux. La censure démocrate-chrétienne est dans la ligne de mire de nos réalisateurs, raison pour laquelle le 70 fût ajouté afin d’indiquer ironiquement la décennie où ce film aurait pu exister sans interdits – créditons et remercions encore une fois Carlotta Films qui nous a offert une édition du film avec des bonus fort intéressants auxquels nous ferons appel par la suite.
Le Travail, L. Visconti
Passons du plein air au huis-clos. Tout comme Fellini, Visconti ne renonce pas à son univers habituel, en nous proposant un palais aristocratique milanais dont on ne va jamais sortir. Ici se déchire un jeune couple, suite au scandale provoqué par la fréquentation de call-girls de la part de Monsieur. Le Comte Ottavio (Thomas Milian) et Pupe (Romy Schneider) se sont mariés par intérêt : elle est fille d’un riche homme suisse et lui semble faire partie de cette aristocratie fauchée à la recherche d’un patrimoine pour redorer son blason. Le litige va donc s’axer autour de questions économiques et de classes sociales, penchant apporté par le réalisateur à une libre adaptation d’une nouvelle de Maupassant, Au Bord du lit. En effet, s’il est un thème que Visconti connaît par cœur à cause de ses origines de classe, c’est bien celui-ci. Par conséquent, le milieu est affronté avec une aisance propre à ceux qui savent faire un sans-faute : pas de place pour l’édulcoration, sans pour autant faire passer ces individus pour plus hébétés qu’ils ne le sont.
Certes, Pupe décide tout à coup de se mettre à travailler pour être indépendante, avec une vision assez ingénue de la chose – mannequin ou antiquaire, peu importe du moment que ça fait passer le temps et que ça n’est pas trop contraignant. Ceci dit, elle fait preuve d’une relative lucidité lorsque l’avocat insistant Zacchi (Romolo Valli) tente de l’amadouer quant au scandale médiatique : « Vous me prenez pour une petite bourgeoise de province ? D’ailleurs même elles ont évolué. C’est fini tout ça. Eh oui… On lit, on va au cinéma, tout le monde fait la même chose : aristocrates, intellectuels, les gamins de banlieues… Mais oui, sur ce point je donne raison à Ottavio. Inutile de me parler de scandale. C’est très banal au fond, vous ne pensez pas ? ». Elle a parfaitement conscience de qui elle est et de son rang par rapport aux autres qui ont bénéficié d’une certaine démocratisation culturelle. De son côté, lui est un peu plus irresponsable, sa seule obsession étant la réouverture des comptes par le beau-père irrité après une telle conduite. S’ils sont enfermés dans cette cage dorée, la confrontation entre leurs situations respectives demeure palpable. Elle participe d’une tendance généralisée de mélange des genres ; autrement dit, elle annonce cette flexibilité très italienne qui a en quelque sorte dénaturé le panorama social d’un pays où les nouveaux riches font désormais la loi. Les coups de fil du père et ses transactions bancaires ponctuent le sketch et donnent le la à chaque épisode du litige, comme si l’union ne dépendait que de lui et surtout de sa fortune.
Lasse de ces histoires, Pupe décide alors de prendre le taureau par les cornes : puisque les autres sont payées, il n’y a pas de raisons qu’elle ne fasse pas de même. Ce qui semblait un caprice bourgeois prend soudain une tournure décadente. Au milieu des boiseries et des céramiques de cette scène d’opéra, la lumière s’assombrit et le rideau commence à se fermer. Seule s’infiltre une tension glaciale renforcée par la caméra toujours à la traîne des personnages, dans une proximité qui les scrute sans états d’âme. Visconti explore sans les artifices du démiurge les ravages d’une société prise à son propre piège. Pupe, apparemment si forte, se laisse aller presque malgré elle à la perversion du piège : un lent travelling avance lentement en suivant le chèque que lui apporte son mari pour laisser place aux larmes en gros plan d’une femme-objet qui ne vaut plus que le prix de son jeu.
Mais rassurons-nous, ici rien n’est grave tant que les apparences sont gardées. Dieu merci, tout s’est passé entre les murs ; bien que la vie privée soit désormais leurrée par la presse, l’élan de lucidité de Pupe ne restera probablement qu’à l’état embryonnaire. Encore une fois, la position sociale prévaut et impose des habitudes bien précises. Déjà, une armée de quatre avocats n’avait pas tardé à s’affairer autour d’Ottavio, lui conseillant de se montrer en compagnie de Madame à tous les rendez-vous mondains, de l’opéra aux clubs prisés, afin de faire taire les rumeurs. Ne doutons pas qu’ils feront de leur mieux et que leur mariage perdurera inexorablement dans le vide d’une existence perchée sur les non-dits. Nous les retrouverons réincarnés à différents âges, au fil de l’œuvre viscontienne, entre héros déchus et héritiers d’un monde passé qui voit le présent sans le regarder en face.
Oscar Duboy