Deux hommes, une femme : l'amour et ses contrariétés.
Article de Mathieu Alloin
"César et Rosalie", sixième film de Claude Sautet, aurait pu être l'un de ses premiers. Si le film sort sur les écrans en 1972, le script traîne dans un tiroir depuis un moment, faute de producteur intéressé. Il faut dire que le scénario n'a rien de très original : César (Yves Montand) et Rosalie (Romy Schneider) s'aiment, jusqu'à l'arrivée de David (Sami Frey), l’amour d'enfance de Rosalie qui vient contrarier l'équilibre du couple et dessiner les contours d'un triangle amoureux. Un genre de "Jules et Jim" (François Truffaut, 1961) - la folie en moins - avec dix ans de retard.
César et David sont deux hommes que tout oppose. César est ferrailleur, récupère des épaves, les détruit et en tire son revenu. De son côté, David est dessinateur, c’est un artiste, un créateur qui invente là où César détruit. De ces environnements professionnels contrastés, Claude Sautet tire tous les éléments comportementaux de ses deux protagonistes. César entend mener sa vie comme il gère ses affaires, toujours dans l'excès : il gagne et dépense trop d'argent, parle sans arrêt, vit à toute allure. Parti pendant cinq ans, David incarne l'absence et n'est pas très loquace, ni sur son succès, ni sur sa fortune. Au centre des attentions, Rosalie navigue entre les deux hommes, au gré de ses humeurs et des leurs. Plus qu’entre deux hommes, elle doit faire le choix entre deux conceptions de sa future vie de femme, entre César le macho («Je lui fais pas peur, je la tiens c’est tout») et David le sensible au grand cœur. Soucieuse de conserver son libre arbitre, elle en oublierait presque que sa condition est trop souvent réduite à l’image que la société se fait encore du rôle de la femme à cette époque : lassée de faire la boniche lors des parties de poker de César, elle est toute heureuse de se rendre chez David pour servir le café.
Les personnages sont bien écrits, tous très bien interprétés, mais ce qui importe surtout, c’est que Claude Sautet sait les rendre humains et attachants. Alors que César et David sont très à l’aise dans leur monde - au travail notamment -, la seconde partie du film les fait évoluer dans l’inconfort de scènes qu’ils ne maîtrisent pas. Il est assez rare de voir des êtres si perfectibles faire preuve d’autant de faiblesses sous nos yeux. Les scènes de confrontations, amoureuses ou viriles, sont ainsi très réussies en ce qu’elles viennent questionner toutes les certitudes initiales des personnages. Si César sait exister dans un groupe - chose impossible pour David -, c’est un crève-cœur que de le voir perdre totalement pied dans l’intimité, là où sans audience il ne joue plus, se montrant pathétique et violent face à celle qu’il aime. Sa vraie nature s’exprime dans ces longues séquences - les plus marquantes du film - où il enchaîne les maladresses. De là naît une grande gêne, celle de voir un homme s’enfoncer dans le mensonge et le ridicule, ce même sentiment de gêne que l’on retrouve dans le regard que Romy Schneider porte sur lui. Partagé entre le mépris et la compassion, c’est à travers ces yeux de femme que le spectateur éprouve finalement de l’empathie pour César. Car si le triangle amoureux fonctionne, c’est bien parce que le spectateur y est impliqué, les efforts fournis par les deux hommes pour changer leur manière d'être attirant autant notre sympathie que celle de Rosalie.
C’est en jouant sur les variations au sein de son trio que le cinéaste construit et renouvelle son récit. Les personnages secondaires y sont quasiment inexistants, à l’image d’une jeune Isabelle Huppert au rôle anecdotique. On le comprend rapidement, ces trois personnages décideront de tout, y compris du rythme de la mise en scène. César est un homme pressé et, comme accompagné par la musique de Philippe Sarde, a toujours tendance à dynamiser le tempo ; là où David, plus posé, est l’homme de scènes calmes comme la plage isolée où il invite Rosalie. Au final, tout est affaire d’équilibre. Une fois les bases de cette relation à trois posées, le rythme de la mise en scène, libérée de ses penchants extrêmes, peut trouver son juste milieu le temps d’un séjour du côté de Noirmoutier. Ici aussi la stabilité ne sera qu’illusoire, le rapprochement inattendu des deux hommes provoquant la fuite de Rosalie. Ne supporte-t-elle pas de voir ses deux prétendants fraterniser ? Se sent-elle rejetée dès lors qu’elle ne monopolise plus leur attention ? On ne saura jamais vraiment pourquoi elle décide de partir, au même titre qu’on ignore tout des raisons de son retour dans l’épilogue. Alors que Rosalie s’apprête à rejoindre ses deux amants, ces interrogations restent en suspens et chacun verra ce qu’il veut dans ce bel échange de regards qui clôture le film.
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