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Source : Le Monde.fr - 10 novembre 2009
"L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot" : regarder Romy Schneider et approcher "L'Enfer"
Il existait donc, dans quelque crypte de l'histoire du cinéma, des rubans de pellicule sauvés de "L'Enfer", d'Henri-Georges Clouzot (1907-1977), ce projet fiévreux, délirant et inachevé, qui mettait Romy Schneider dans tous ses états ? Sacrée nouvelle. Un film de cauchemar, un drame charnel de la jalousie, fantasmé par un réalisateur diabolique, l'un des plus sombres du cinéma français ("Le Corbeau", en 1943, "Quai des Orfèvres", en 1947, "Le Salaire de la peur", en 1953...), qui faillit d'ailleurs laisser sa peau sur ce tournage.
Quelques fragments de cet Enfer avaient été divulgués, en 2007, à l'Auditorium du Louvre (Le Monde du 27 novembre 2007), par Serge Bromberg, célèbre aventurier et restaurateur du cinéma perdu. Il y bâtissait déjà un récit de sa quête au moins aussi mythique que le film lui-même. L'archiviste, dans le rôle du preux chevalier, tente vainement de convaincre Inès Clouzot, la veuve du cinéaste, d'autoriser l'utilisation de ces rushes, avant qu'une panne d'ascenseur de quelques heures ne lui permette d'arracher, par des moyens qu'il passe sous silence, son consentement.
Avec le documentaire qu'il consacre aujourd'hui à l'histoire de ce film, la boucle est enfin bouclée, et si "L'Enfer" ne renaîtra pas pour autant de ses cendres, du moins peut-on en visiter les sulfureux vestiges et rêver indéfiniment à ce qu'il aurait pu devenir : poésie frénétique ou grandiloquent échec.
La genèse de ce film est d'abord celle d'un artiste qui traverse une phase de doute et de dépression : Clouzot a perdu sa première femme, Vera, en 1960, et il en est à un point de sa carrière où il n'a plus grand-chose à démontrer, tandis que se profile à l'horizon une vague nouvelle de jeunes gens qui s'apprêtent à révolutionner le cinéma français. Tandis qu'il se remarie en 1963 avec Inès de Gonzalès, cet homme de 56 ans veut aussi montrer qu'il peut encore frapper un grand coup esthétique.
Ce sera "L'Enfer". Un film sur le démon de la jalousie, inspiré de sa relation avec son ex-femme, mais porté par le cinéma jusque dans ses confins extrêmes. Un film qui mettrait en scène un couple de jeunes mariés, pour mieux entrer dans la tête du personnage masculin et rendre par des expérimentations formelles très poussées la fantasmagorie délirante qui la peuple. Par chance, ou par malchance, Clouzot dispose du soutien inconditionnel de la major Columbia, qui lui donne carte blanche.
Rescapés du désastre
Clouzot tient déjà son couple vedette, Romy Schneider et Serge Reggiani. Il a également une idée de la structure du film, qui montrera le monde réel en noir et blanc et celui des fantasmes en couleurs. Installé à demeure dans une suite de l'Hôtel George-V, il se claquemure alors en studio et se lance dans une interminable série de recherches qui le mèneront très loin, tentant de trouver dans le mariage de l'art cinétique et de la musique électro-acoustique, mais aussi bien dans la mise à l'épreuve des limites morales et physiques de ses acteurs, un équivalent plastique à la folie de son personnage.
Trois mois plus tard, en juillet 1964, le tournage débute enfin dans le Cantal, au pied du viaduc de Garabit. 150 techniciens, trois équipes de tournage sont à pied d'oeuvre, sous la férule impitoyable d'un réalisateur insomniaque. Rien n'ira pourtant comme il se doit. Techniciens poussés à bout, gâchis financier, équipes inactives, tensions avec les acteurs... Le cinéaste, indécis, semble être devenu prisonnier de son perfectionnisme et de son ambition. Il se brouille avec Serge Reggiani, qui quitte le tournage pour l'hôpital. Appelé à la rescousse, Jean-Louis Trintignant n'a pas le temps de prendre ses marques, Clouzot étant lui-même victime d'un infarctus. Fin de partie.
Cette histoire, Bromberg nous la raconte en usant de trois sources. Les témoignages des rescapés de ce désastre, depuis l'assistant opérateur William Lubtanchsky jusqu'à l'actrice Catherine Allégret. Des fragments de dialogues originaux lus par les acteurs Jacques Gamblin et Bérénice Béjo. Enfin, et c'est assurément la partie la plus impressionnante, de nombreux extraits tirés des quinze heures de bouts d'essai et de rushes existants, dépourvus de son. Principal objet de l'expérience : Romy Schneider transformée en matière malléable à merci, surface de projection pulsionnelle à haute teneur érotique. Romy Schneider, telle que jamais on ne l'a vue : ligotée, dégradée, répulsive, fascinante, dominatrice, fragmentée, scintillante, hybridée, peinte de la tête aux pieds, captive d'un démiurge qui la soumet à ses plus folles visions.
Serge Bromberg a choisi de rester au plus près de cette histoire, ce dont il s'acquitte parfaitement. On ne lui contestera pas ce choix, quand bien même on pourrait regretter qu'il n'ait pas voulu élargir le cadre. On aurait aimé en savoir un peu plus sur le parcours de Clouzot, sa place dans le cinéma français, l'émergence de la Nouvelle Vague dans les années 1960, voire la filiation paradoxale de "L'Enfer", qui fut tourné en 1994 par Claude Chabrol et emmené dans une tout autre direction.
Serge Bromberg : "Ce qu'on a là, c'est l'état psychique d'un grand créateur, pas le film"
Collectionneur d'incunables des premiers âges du cinéma, directeur artistique du Festival du film d'animation d'Annecy, la cinéphilie de Serge Bromberg l'avait jusqu'ici porté du côté de la vitalité première et des histoires oubliées du cinéma. Jusqu'à ce que ses pas le mènent jusqu'à L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot.
Comment avez-vous retrouvé le matériel ?
La voie royale, c'est de demander aux Archives du film, à Bois-d'Arcy. J'ai appelé, demandé s'ils savaient où étaient les bobines de L'Enfer. Ils m'ont répondu qu'ils les avaient. Fin de la recherche, elle avait duré une minute. La question était de savoir pourquoi personne n'avait pu les voir. Ce tournage s'est interrompu au bout d'une vingtaine de jours. On avait d'un côté une société d'assurances qui avait la plupart des droits, et de l'autre Henri-Georges Clouzot qui avait conservé les droits sur son scénario. Du coup, un juge a fait mettre les scellés sur ces bobines. Dix ans après le tournage, en 1974, le laboratoire LTC a fait transférer ces éléments aux Archives du film, où elles ont été classées non consultables et non communicables.
Je suis allé voir Mme Clouzot, qui m'a dit que par égard à la mémoire de son mari elle avait pris la décision de ne pas les montrer, sauf s'il se passait quelque chose de spécial avec quelqu'un. Elle m'a raccompagné jusqu'à l'ascenseur, et nous y sommes restés coincés pendant trois heures. On s'était dit tout ce qu'on pouvait dire sur Clouzot, donc on a fait connaissance, on s'est raconté nos vies. En sortant, elle m'a dit : "Disons qu'il s'est passé quelque chose."
Je suis allé voir la compagnie d'assurances, ça n'a été qu'une négociation banale. Ensuite je suis allé aux Archives. Comme il n'y avait eu que trois semaines de tournage, je croyais qu'il y aurait quarante boîtes, il y en avait 180 !
Quel était votre projet ?
Il n'y en avait pas. C'était : "Je vais voir des films que personne n'a vus." Le positif, le son et les prises de vues en français (on tournait chaque scène en français et en anglais) avaient disparu. Nous avons mis bout à bout ces petits bobineaux de négatifs et nous les avons passés en télécinéma : quinze heures. J'ai acquis la conviction que ces images avaient été faites pour le grand écran, et que leur destin était de finir sur le grand écran.
Comment s'est dégagée la forme du film ?
Le tournage a duré moins de trois semaines à Garabit pour des plans d'extérieur, d'exposition, et il était prévu de tourner les parties narratives en quatorze semaines aux studios de Boulogne. On a monté trois séquences et on a obtenu cinq minutes de film. On a tourné les témoins en studio. On a essayé de faire doubler Serge Reggiani et Romy Schneider, mais les gens qui tentaient de lire sur les lèvres n'y arrivaient pas, et pour cause, puisqu'on s'est aperçu que c'était la version anglaise.
Finalement le film manquait d'une dimension émotionnelle, on a commencé à chercher des acteurs qui reprendraient les rôles d'Odette et de Marcel. Jacques Gamblin et Bérénice Béjo ont accepté à la condition de jouer le scénario à la main, pour montrer qu'ils ne se prenaient pas pour Serge Reggiani et Romy Schneider.
Est-ce que "L'Enfer" aurait pu exister ?
J'ai soupçonné Clouzot d'avoir feint la crise cardiaque. Mais c'est faux, sa crise était la conséquence de tout ce qui s'était passé avant. Au bout de quatre mois d'essais et de trois semaines de tournage avorté, il est possible que Clouzot ait envisagé, puisqu'il disposait d'un budget illimité, qu'il recommencerait tout à zéro. Ce qu'on a là, c'est l'état psychique d'un grand créateur, ce n'est pas le film.
Propos recueillis par Thomas Sotinel
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