Source : Evene.fr
A deux pas des ors publics mais suffisamment isolé pour échapper au masque social, "L'Antichambre" de Jean-Claude Brisville voit se rencontrer deux conceptions du monde, deux visages d'une même société encore soumise au diktat des apparences mais sous laquelle sourd la liberté révolutionnaire. Rien à voir avec du théâtre engagé pourtant : les deux partis en présence s'opposent moins qu'ils ne se complètent et surtout, il n'est pas question de choisir. Christophe Lidon a fait le choix d'un plaisir sensuel ; les phrases se dégustent, les décors s'imposent, et étrangement, on a l'impression de redécouvrir un univers dramatique que l'on aurait oublié depuis longtemps.
Incarnant ces esprits non pas contradictoires mais plutôt consécutifs l'un de l'autre, Sarah Biasini et Danièle Lebrun jouent de leurs atouts à la perfection. Julie de Lespinasse, fougueuse bâtarde dégagée de toute contrainte sociale, se heurte naturellement à l'expérience de la marquise du Deffand, qui tient le salon le plus couru de Paris. Ces deux femmes pourraient s'entraider, s'aimer ; mais dans une société où "les hommes craignent en secret d'avoir à se libérer d'eux-mêmes", la franchise et l'effronterie libératoires de Julie représentent un danger pour les tenants d'une vie de bons mots, où la couleur du vernis importe plus que la qualité de la toile. Très vite, on est pris dans les échanges piquants des deux femmes. Sous les sourires, le fiel de reparties que l'on n'oubliera pas, comme cette réplique glaciale à propos du pouvoir : "Les femmes qui en disposent peuvent se passer d'être jeunes et jolies - Quelle revanche pour vous, madame." Flottement dans la salle ; on comprend que ce qui se passe devant nous vient subitement de devenir plus imposant, plus grave que ce que les lambris et les robes à rubans laissaient supposer. S'insulter avec le sourire est un art délicat et dangereux. Quand en plus il se combine à l'intelligence du propos, il n'en devient que plus appréciable.
Mathieu Laviolette-Slanka