NDLR : comme le film n'a jamais pu être terminé, j'ai trouvé intéresssant un article sur le sujet... Il y en a peu ! Il faudra acheter "Le Monde" du 27/11...
Source : Le Monde.fr du 26 novembre 2007
Article paru dans l'édition du 27.11.07
L'histoire du cinéma est jonchée de films inachevés. Cela ne transforme pas pour autant ce continent englouti en Atlantide. Mais, quand le film s'intitule L'Enfer, qu'il est mis en oeuvre en 1964 par le sulfureux Henri Georges Clouzot, que l'actrice Romy Schneider y est transformée en pur objet de fantasme, et qu'il reste du film quinze heures de rushes dont une partie sera publiquement dévoilée, dimanche 16 décembre, à l'Auditorium du Louvre, c'est une autre histoire.
C'est à Serge Bromberg, grand aventurier des bobines perdues, que l'on doit cette exhumation. Il présentera durant cette séance exceptionnelle l'histoire de ce film avorté, longtemps tenu sous le boisseau en raison d'un imbroglio juridique.
En 1963, Clouzot est un cinéaste célèbre, l'un des plus grands noms du classicisme français. On lui doit notamment Le Corbeau (1943), Le Salaire de la peur (1953) ou La Vérité (1960), avec Brigitte Bardot, son dernier film avant de se lancer dans l'aventure de L'Enfer. Mais son étoile est sur le point de vaciller.
La noirceur littéraire de son inspiration, l'autoritarisme qu'on lui prête, l'orfèvrerie dispendieuse de son cinéma de studio font de lui un des représentants du "cinéma de qualité française" (l'expression, cruelle, est de François Truffaut), que va bousculer l'essor rageur et la jeunesse de la Nouvelle Vague, qui se réclame notamment de la liberté et de la modernité du néoréalisme italien. A ces attaques s'ajoute une épreuve intime. En 1960, Véra Clouzot meurt. Très affecté par la perte de sa femme, le cinéaste ne parvient plus à travailler. Il s'exile à Tahiti, où il s'ennuie.
Deux rencontres vont le sortir du marasme. La première est celle de l'éblouissante Romy Schneider, que lui présente son ami le producteur américain Sam Spiegel lors d'une croisière en Méditerranée sur son yacht.
La seconde est celle d'Inès de Gonzalès, qu'il a connue en 1945 comme jeune actrice, et qu'il épouse en 1963. Cette même année, Clouzot trouve enfin le sujet de son prochain film : un drame de la jalousie, démon dont il a souffert dans le couple qu'il formait avec Véra, et qu'il entend sonder de manière à la fois clinique et expressive, en cherchant un équivalent plastique aux fantasmes qu'elle suscite.
Pour le romancier José-André Lacour, coscénariste du film, "c'est uniquement le point de vue de l'homme qui est pris en compte. La femme est un personnage qui vit dans la tête du mari. A la fin, on devait se demander s'il avait vraiment tué sa femme". Pour les besoins de cette sombre fantasmagorie, Clouzot ambitionne de révolutionner son cinéma, rêve d'un mariage de la science et de l'émotion. Il cherche du côté de l'art cinétique et des travaux du plasticien Victor Vasarely, qui joue sur l'illusion d'optique, ou encore des recherches de Karlheinz Stockhausen sur la musique aléatoire.
Enfermé en studio durant trois mois, il se livre avec ses acteurs principaux, Romy Schneider et Serge Reggiani, à des expérimentations formelles radicales, sur la lumière, la couleur, le maquillage, le son, la voix, le mouvement. Le choix de ces acteurs, dont la liaison orageuse est connue, est en lui-même un signe d'ouverture à l'accident documentaire.
Morte en 1982, Romy Schneider se souviendra "d'un perfectionniste qui ne s'avoue jamais satisfait", tandis que Serge Reggiani, mort en 2004, évoquera la manière dont il fut attaché avec des élastiques géants pour les besoins d'une scène où "Romy était nue sous un catafalque transparent et (où) je devais m'approcher d'elle sans arriver à l'atteindre".
Semblable mésaventure arrive aussi à Danny Carrel, qui interprète dans le film une coiffeuse très aguicheuse : "Lors des essais, je jouais encore au théâtre le soir et il ne me lâchait qu'à la dernière minute. Un soir, il m'a laissée ficelée jusqu'à sept heures et je suis rentrée en scène avec le maquillage des essais, c'est-à-dire vert pomme."
Le tournage commence début juillet 1964, au viaduc de Garabit, dans le Cantal. Il est titanesque : cent cinquante techniciens sont à pied d'oeuvre, répartis en trois équipes de tournage, Clouzot circulant de l'un à l'autre dans une Mercedes décapotable. Mais, au bout d'une semaine, Serge Reggiani est hospitalisé pour des problèmes de santé. Jean-Louis Trintignant est pressenti pour le remplacer. Il n'en aura pas le temps : Clouzot est victime d'un infarctus qui interrompt définitivement le tournage.
Rétabli, Henri Georges Clouzot confie en 1965 à sa nièce, la journaliste et cinéaste Claire Clouzot, son désir de montrer à la Cinémathèque française ce qui avait été tourné et de lui confier les bobines du film. Mais celui-ci, produit par Orsay Films, est bloqué par la compagnie d'assurances, qui a perdu une somme considérable dans cette affaire. Le cinéaste ne cache pas son amertume : "Vous savez, j'en avais gros sur la patate pour L'Enfer. (...) Le film est sous clé et je ne pourrai jamais le terminer."
De ce film fantôme, il ne restait jusqu'à aujourd'hui que quelques traces lointaines. Une série de dessins préparatoires de Clouzot conservés à la Bibliothèque du film et plusieurs états du scénario que sa veuve présenta au producteur Marin Karmitz, qui en parla à Claude Chabrol, lequel s'en inspira pour tourner son propre Enfer, en 1994, avec Emmanuelle Béart et François Cluzet.
Grâce à l'opiniâtreté de Serge Bromberg, qui vient d'en acquérir les droits, et à l'occasion du centenaire de la naissance de Clouzot, il est désormais possible non de voir le film, qui n'existera jamais, mais d'en découvrir un état virtuel, à travers la sélection d'une quinzaine de minutes de bouts d'essai et de prises de vues du tournage. Ces plans, désormais numérisés, sont hélas privés de son.
Même en faisant la part du fétichisme qui s'attache à ce genre de découverte fragmentaire, il faut avouer que ces images sont saisissantes. Pour les expériences échevelées qui regorgent d'anamorphoses et de trucages splendides, parmi lesquels une prémonition du dédoublement de visage à la Persona, d'Ingmar Bergman. Mais plus encore pour la sensualité torride qui se dégage de Romy Schneider, qu'on n'aura jamais vue aussi crûment désirée et exaltée sur un écran.
Ligotée sur une voie ferrée en attendant l'arrivée du train, caressant sa partenaire Danny Carrel, léchant une vitre nimbée de pluie, effleurant de la main sa plus tendre intimité en ski nautique, titillant ou fumant, lascive et dominatrice, une cigarette sur un fond noir qui rehausse le scintillement surréel de sa chair dénudée, il y a là très largement de quoi perdre son sang-froid.
En dépit de la trivialité de ces fantasmes magnifiés par l'écran, il est clair pour Serge Bromberg que "L'Enfer était le film le plus ambitieux de Clouzot. Il voulait sans doute prouver qu'il pouvait être aussi inspiré que les jeunes freluquets de la Nouvelle Vague, et voulait à l'évidence faire son chef-d'oeuvre". On peut aussi penser que le cinéaste, jusque dans cet échec, aura aussi cherché à percer le mystère de sa propre inspiration.
Auditorium du Louvre
Accès par la Pyramide du Louvre et les galeries du Carrousel.
Mo Louvre.
Tél. : 01-40-20-55-55.
Dimanche 16 décembre, à 17 heures.
Les citations des collaborateurs du film sont extraites du livre Clouzot, de José-Louis Bocquet et Marc Godin (éd. Horizon illimité, 2002).
Jacques Mandelbaum
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