Christine : scandaleux
Traité avec condescendance de « bon artisan » par l’un, purement et simplement ignoré par l’autre, calomnié par un troisième, Max Ophuls, qui fut un des plus grands cinéastes français n’a pas du gagner les faveurs des historiens. Il est vrai qu’en ce siècle imbécile avoir du génie et être juif est doublement impardonnable. Décrié de son vivant par la plupart des critiques, maudit même, il ne lui manquait que d’être pillé une fois mort. C’est désormais chose faite grâce au producteur Michel Safra et à Pierre Gaspard-Huit qui a effectué cette basse besogne.
Le scandale que constitua le re-montage de « Lola Montès » en dépit de l’opposition de son auteur, cloué sur un lit d’hôpital à Hambourg, est mince au regard de celui que représente « Christine », inspiré non tant de la pièce d’Arthur Schnitzler (comme le veut le générique) que de « Liebelei », tourné par Ophuls en Allemagne en 1932. Au moins Becker, quand il accepta de reprendre « Modigliani » eut-il non seulement le tact de dédier « Montparnasse 19 » à Ophuls, mais aussi et surtout l’intelligence de ne pas mettre ses pas dans les empreintes lissées par l’auteur du « Plaisir » de creuser son sillon avec les outils qui lui appartenaient en propre à lui, Becker. Mais comment, lorsqu’on a derrière soi « Paris-Canaille », « La mariée est trop belle », « Les lavandières du Portugal » aurait-on les scrupules de l’auteur de « Casque d’or » ?
Voici, en l’espace de quelques semaines, deux remakes qui font reculer à l’infini les bornes de la déprédation « Jeunes filles en uniforme » et « Christine ». De même que Radvanyi avait ravalé une admirable comédie dramatique au rang d’une quelconque bande dessinée, Gaspard-Huit a fait d’une romance pleine de gravité et de mélancolie, une manière d’opérette.
Dans un cas comme dans l’autre, l’alcool étant changé en eau sucrée, l’adaptation obéit systématiquement à trois principes directeurs : l’affadissement, l’édulcoration et l’infantilisme. Que Radvanyi pillât plan par plan l’original ou qu’il inventât quelque situation de son cru, la faillite n’était pas moins flagrante : il y avait plus de recherches (décors, éclairages, cadrages, sons) dans un seul plan du chef-d’œuvre de Léontine Sagan que tout le pensum de Radvanyi, dont Gaspard-Zéro est un digne émule. Il est extraordinairement symptomatique, par exemple, que l’un comme l’autre, incapables de re-créer tant l’atmosphère prussienne que l’atmosphère viennoise dans lesquelles devraient se mouvoir leurs héroïnes escamotent la difficulté en insérant un panneau liminaire (« Postdam, 1910 » : « Vienne, 1906 ») qui les dispense, croient-ils de tout effort de ce côté.
Ainsi signent-ils eux-mêmes leur propre procès-verbal de carence. Ophuls aimait à répéter que « les détails justes, un astucieux petit rien, font l’art. Un mouchoir déchiré, la coupe d’une moustache ou un geste de la main peuvent dire plus qu’une page entière de texte : une sonnerie lointaine de clairon peut remplacer le défilé d’un régiment d’infanterie ». Gaspard-Huit qui n’en rate pas une, fait défiler (et il faut voir comment !) le régiment. De même, alors qu’Ophuls s’abstenait génialement de montrer François-Joseph, Gaspard-Huit ajoute, de façon telle que le pire crétin comprenne de quoi il retourne un plan américain du souverain ! Si pour un cinéaste et pour un producteur, le mépris du public consiste à tenir celui-ci pour aussi bête que soi, on n’a jamais vu pareil mépris du public. Et Gaspard-Huit ne s’arrête pas en s bon chemin. Pour dépister qui l’accuserait d’avoir démarqué servilement « Leibelei », il se paie le luxe d’en prendre parfois le contre-pied : il conserve le duel et le suicide qu’il bâche évidemment mail in intervertit telle et telle scène, change les cadrages ou substitue à l’inoubliable fuite en traîneau à travers la neige une promenade ensoleillée.
Qui croit-il abuser ? On regrette que Christian Matras, Jean d’Eaubonne, Hans Whilhelm, collaborateurs habituels d’Ophuls : Georges Auric (qui fit la musique de « Lola Montès) et Rosine Delamarre (qui fit avec Annenkov les costumes de « Madame de… ») aient cru bon d’associer leurs nom à une telle entreprise (dont les promoteurs se soucient moins d’art que d’industrie et de commerce) : qu’un homme aussi talentueux que Georges Neveux ait signé les dialogues qui font s’extasier les gamines qui, le soir de Noël remplissaient, en l’honneur de « Romy », la salle.
C’est que cette entreprise en effet, (comme « Jeunes filles en uniforme ») repose sur « Sissi ». Sophie Grimaldi et Ginette Pigeon, ses partenaires dans l’un et l’autre film, qui offrent sur elle le double avantage d’être jolies et bonnes comédiennes, n’auraient aucun mal à faire mieux qu’elle : oui, mais voilà, elles n’ont pas son standing. Le succès de Romy Schneider est un de ces phénomènes auxquels se juge une époque. Les sociologues et les moralistes tiennent avec son mythe naissant un matériau de première importance. Orpheline persécutée ou princesse de pacotille, chaste toujours bien sûr, l’anachronisme de ce personnage, issu du mélo, de la bibliothèque rose et du spectacle de patronage tout ensemble, ne laisse pas de donner le vertige. Quel Verdoux nous débarrassera de cette nonnette asexuée, de cette roide figurante, de cette Ante-B.B. (d’où vient qu’elle a le vent en poupe, les petites guenons qui miment cette sacrée Brigitte étant des Romy Schneider qui s’ignorent) à qui rend niais et insipide tout ce qu’elle touche.
Claude GAUTEUR